Black Sabbath
Never Say Die!
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1- Never Say Die / 2- Johnny Blade / 3- Junior's Eyes / 4- A Hard Road / 5- Shock Wave / 6- Air Dance / 7- Over To You / 8- Breakout / 9- Swinging The Chain
On va vous la faire courte : Never Say Die! est considéré, et de loin, comme le plus mauvais album de Black Sabbath, et pire : comme un mauvais album tout court. C’est un constat largement répandu dans la critique rock, un état de fait entériné, un leitmotiv auquel il n’y a désormais plus lieu de s’opposer. Sans vouloir complètement aller à l’encontre du Dogme admis, nous allons tâcher d’apporter quelques nuances à cette appréciation un brin lapidaire.
Il y a un fait que l’on ne peut pas nier, c’est que Never Say Die! est l’oeuvre d’un groupe en perdition. Plombé par les manigances d’un management inique, pourchassé par le service de recouvrement des impôts, Tony Iommi et sa bande de pieds nickelés sont contraints à l’évasion fiscale et s’exilent à Toronto en 1978, en plein hiver canadien. Les Sounds Interchange Studios avaient été recommandés au guitariste par quelques pros du milieu, lui ayant notamment argué que les Stones eux-même y avaient enregistré. Malheureusement, dès son arrivée en studio, Iommi ne peut que constater le caractère catastrophique de l’acoustique. Il a beau essayer d’arracher la tapisserie des murs pour obtenir un rendu sonore plus tonique, rien n’y fait, et ce n’est que le début des ennuis. C’est ensuite Ozzy qui fait défaut au quatuor d’origine en ne prenant pas part initialement à l’enregistrement du disque. Laminé par la mort récente de son père, le trublion du heavy rock, complètement ravagé par l’alcool, tente de prendre ses distances avec le Sab et de mettre à flot une carrière solo sous l’impulsion de l’envahissante Sharon Arden (la future Mme Osbourne), mais à l’époque, la sauce ne prend pas. Entre temps, Tony Iommi engage Dave Walker, un pote de Birmingham et accessoirement ex chanteur chez Fleetwood Mac, pour travailler sur l’album et intégrer le groupe à temps complet en lieu et place d’Ozzy. Quelques morceaux sont écrits et enregistrés avec l’intéressé, quand soudain, coup de théâtre : Osbourne se décide à revenir, et voilà Walker viré du jour au lendemain tandis que le turbulent Ozzy se refuse à chanter sur les textes déjà composés. En clair, après deux mois de boulot, tout est à recommencer.
A cette époque, Black Sabbath est littéralement gangrené par la drogue et l’alcool. Ward est déjà quasiment alcoolique au dernier degré, Iommi consomme des quantités gigantesques de cocaïne, et les quatre larrons fument joint sur joint sans discontinuer tout au long de l’enregistrement. En résulte un groupe qui se trouve tributaire de pannes d’inspiration, de difficultés de concentration et de faiblesse mentale récurrente, alors même que l’implication du frontman se voit réduite à sa plus simple expression, à savoir donner de la voix de temps en temps et uniquement quand ça lui chante. Par dessus le marché, l’hiver est glacial, voire polaire. Pas moyen de mettre le nez dehors, et la vie de la bande se voit ainsi réduite à sa plus simple expression : studio, supermarché, chambre d’hôtel. Ce constat n’arrange pas les affaires d’un groupe exsangue à qui chaque journée de studio coûte horriblement cher et qui n’a de cesse de boucler ce calvaire artistique, humain et financier le plus rapidement possible, quel qu’en soit le résultat final. La fin justifiant les moyens, Iommi décide de louer un cinéma désaffecté dans lequel le groupe se réunit en journée pour tenter de composer une matière potable au plus vite, ceci afin de ne pas utiliser trop longuement l’onéreux studio. Les soirées, elles, sont affectées à l’enregistrement des trouvailles du jour en allant à l’essentiel, et tant pis si l’ensemble manque de cohérence. En résulte un disque fondamentalement imparfait, pas très flatteur sur le plan sonore, parfois bâclé et faisant surtout preuve d’une importante hétérogénéité stylistique. Arrivé à ce stade de l’analyse, on comprend mieux les critiques qui ont plu à la sortie du disque, même si, de toute façon, Black Sabbath n’a jamais eu droit aux éloges de la presse durant sa période faste. De surcroît, les quatre chevelus ont rétrospectivement eu des mots très durs à l’égard de ce disque. Ozzy : "C’est le pire album dans lequel j’ai été impliqué. Il me fait honte, je le trouve répugnant." Iommi : "Je n’éprouve aucun plaisir à son écoute. Je reconnais qu’il y a quelques bonnes idées, mais c’est un tel bordel dans les morceaux !"
Le résultat prend l’apparence d’un album foutraque, hétérogène, bancal, que l’on pourrait même qualifier de "bizarre" sans autre forme de procès. Pas foncièrement loupé, pas franchement réussi, mais naviguant en permanence entre deux eaux, juxtaposant les passages les plus navrants à de réels coups de génie. En réalité, aucun morceau de ce disque n’est entièrement satisfaisant du début à la fin (à une exception prêt, on y reviendra), et c’est peut-être ce grief qui apparaît le plus lourd de conséquence car, quoi qu’on puisse penser de ce disque, on peut largement supposer que le Sabbath n’est pas passé aussi loin que cela de son sujet. A ceci prêt qu’encore une fois, après l’atypique et presque expérimental Technical Ecstasy, Iommi a refusé de se calquer sur le propre moule sabbathien consciencieusement forgé depuis 1969. En conséquence, ceux qui ne jurent que par le versant metal du groupe n’ont pas manqué de vomir tripes et boyaux sur cet album dès sa sortie, et continuent encore à le faire avec un joyeux acharnement - cette étroitesse de point de vue constituant d’ailleurs un problème récurrent de la sphère metal en général, mais passons. Quant aux autres, ils auraient tort de bouder cet ultime effort du quatuor fondateur, car malgré son bordel désorganisé et un son global résolument terne, on peut encore l’écouter sans déplaisir.
Certains titres apparaissent majoritairement ratés. C’est le cas, en premier lieu, du prétentieux "Junior’s Eyes", l’un des reliquats écrits pour Dave Walker et dont les paroles ont été remaniées pour évoquer la mort du père d’Ozzy. Batterie stéréotypée, motif de basse psyché en boucle lassante et surtout wah wah famélique, la pièce ne vaut que par un refrain résolument musclé et rentre dedans qui sauve la fresque du naufrage. Moins insipide, "Johnny Blade", titre se rapportant au grand frère bagarreur de Bill Ward, aurait même pu s’avérer des plus attrayants sans son arsenal de synthés galactiques qui ferait de l'ombre aux génériques de Goldorak. Plus loin, c’est le duo conclusif qui laisse perplexe, "Breakout" ne comportant qu’un instrumental balourd blindé de trompettes et de saxos, et "Swinging The Chain" entraînant Bill le batteur dans des excès vocaux incontrôlés au son d’un harmonica sorti de nulle part. On comprend mieux, quelque part, qu’Ozzy ait refusé de chanter sur ce machin. D’autres titres, à l’inverse, s’avèrent autrement plus convaincants : "A Hard Road" brille par un classicisme sabbathien certain, même si sans génie particulier, et on lui préférera facilement le touffu "Shock Wave" qui lui fait suite, massif, couillu, baraqué comme un tank russe, mais probablement un peu trop tricoté dans ses derniers retranchements. C’est d’ailleurs là l’un des travers du Iommi de l’époque : encore et toujours rajouter des couches et des couches de riffs en successions régulières alors que trois ou quatre d’entre eux auraient largement suffi à emballer l’affaire. Et puis il y a aussi "Never Say Die", premier single depuis "Paranoid" (mais de toute façon, Black Sabbath n’est jamais passé à la radio dans les années 70, que ce soit en Angleterre ou aux USA) et qui fait honneur à une certaine idée du hard rock, joyeux et agressif tout à la fois, même si on se trouve bien loin des années fastes du quatuor. Côté heavy metal plus archétypal, "Over To You" envoie également du bois et crée un curieux contraste entre la cinglance des distorsions de guitare et les montées et descentes délicates de piano : un choix vraiment intéressant.
Mais le morceau sans conteste le plus réussi, et qui vaut d’ailleurs à lui seul la découverte du disque, est "Air Dance". Difficile de croire que Sabbath, habituellement abonné au rock lourd, soit l’auteur d’un morceau si doux et ensorcelant : intro fière bondissant avec délectation, petite balade survolée par un Ozzy cajoleur au son d’un synthé classieux, gentil solo frippien en diable et grandes envolées jazzy lancées par un gros riff qui balance, voilà un petit prodige à peine croyable qui se place aux antipodes de ce qu’on pourrait attendre de Tony Iommi, et c’est d’ailleurs là-dessus que l’on va conclure. Non, Never Say Die! n’est pas un album extraordinaire, il faut bien le reconnaître, mais pourtant, par ses atypies, ses errements, ses bizarreries et ses gaucheries, il vaut bien plus que les albums stéréotypés qui font suite à un Heaven and Hell qui a complètement bloqué le processus créatif du guitariste amputé. En servant à ses ouailles la soupe qu’elles voulaient entendre, à savoir du heavy metal, ni plus, ni moins, et accessoirement en choisissant l’option d’un compte en banque bien rempli par une carrière lancée en pilotage automatique (et menée bien souvent en dépit du bon sens), Iommi a tourné le dos à toute idée d’évolution et de maturation que laissaient entrevoir le plus consistant Technical Ecstasy et cet opus maudit, échec prédit à l’avance qui a précipité le départ d’Osbourne et entraîné les pénibles successions de line-up qui s’en suivirent. Black Sabbath a connu sa première mort sur un loupé, même relatif, et il n’est pas du tout certain que 13, premier album enregistré avec Ozzy depuis le disque aux inquiétants aviateurs, fasse preuve d’une telle ouverture d’esprit. Tant mieux pour les uns, et tant pis pour les autres.