Nine Inch Nails
With Teeth
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1- All the Love in the World / 2- You Know What You Are? / 3- The Collector / 4- The Hand That Feeds / 5- Love Is Not Enough / 6- Every Day Is Exactly the Same / 7- With Teeth / 8- Only / 9- Getting Smaller / 10- Sunspots / 11- The Line Begins to Blur / 12- Beside You in Time / 13- Right Where It Belongs / 14- Home
S'il y a bien un épisode qui est censé faire tâche dans la singulière carrière musicale de Trent Reznor et de son sigle emblématique, c'est bien ce With Teeth : rares en effet sont les albums qui ont pu susciter autant d'indignation et surtout d'interrogations parmi les plus âpres inconditionnels d'un groupe. Rajoutez à cela six longues années de silence studio entre The Fragile et ce disque, et le comble de la stupeur a vite été atteint chez les fans du maestro es indu. Or, ce qui pouvait sembler incompréhensible en 2005 l'est beaucoup moins en 2008. Parce qu'entre temps Mr Selfdestruct a définitivement remis les points sur les i avec Year Zero et plus récemment Ghosts I-IV, deux œuvres qui, si elles restent très différentes de ce à quoi Reznor nous avait habitué dans les années 90, n'en demeurent pas moins incroyablement riches, complexes et tortueuses. Il faut donc bien se rendre à l'évidence : la simplicité de With Teeth n'est ni un accident, ni le reflet d'un manque cruel d'inspiration. Non. Cette simplicité a été voulue par Reznor. D'ailleurs, l'intéressé n'avait cessé de le hurler sur tous les toits à la sortie de cet album, mais rares sont ceux qui y avaient vraiment cru. A l'inverse, nombreux sont ceux qui ont rejeté cet enfant bâtard sans y voir la moindre once d'intérêt. Et pourtant...
Pour comprendre le pourquoi de cet opus atypique qui constitue, qu'on le veuille ou non, un tournant majeur dans la discographie des clous de neuf pouces, un petit tour par la biographie de Trent Reznor s'impose, car les trois années qui ont précédé With Teeth ont peut-être été les plus difficiles de sa vie. En 2002, après une tournée triomphale mais éreintante, le leader de Nine Inch Nails déclare forfait : dévasté par l'héroïne et l'alcool, laminé par un manque chronique de sommeil, terrassé par une dépression qu'il traîne depuis des années (on vous renverra à The Downward Spiral et The Fragile pour les détails sordides), Reznor est littéralement au bout du rouleau. Pour lui, désormais, il n'y a plus que deux portes de sortie : le suicide ou le traitement. Dans un éclair de lucidité, il choisit de se faire hospitaliser dans un centre de désintoxication et de mettre sa musique entre parenthèses pour un temps. Puis silence radio pendant deux ans. A sa sortie, Trent n'est certes pas guéri (et le sera-t-il un jour ?), mais il s'est convaincu d'une trêve dans sa guerre autodestructrice. Quoi de mieux, pour redémarrer, que de remettre les choses à plat dans son existence ? C'est ce qu'il décide d'exécuter, et il n'y va pas par quatre chemin : changement de domicile - il quitte la Nouvelle Orléans pour s'installer à Los Angeles, changement de label - exit Nothing Records fondé avec son vieil ami John Malm, et changement de groupe - les anciens musiciens, Robin Frinck, Cris Vrenna, Danny Lohner et Charlie Clouser sont priés d'aller voir ailleurs s'ils y sont. Une véritable renaissance, au sens littéral su terme.
Et lorsque l'heure du grand retour de Nine Inch Nails s'apprête à sonner, son taciturne chef de file décide de rechercher le plaisir de jouer et de chanter avant toute autre considération névrotique. L'enjeu est à la hauteur de ses désirs : s'inventer des titres directs, tranchants, efficaces, taillés pour le live, et s'éclater dessus avec des potes. C'est donc dans l'urgence que l'affaire est pliée : composition, recrutement de nouveaux musiciens, enregistrement, production, tout est bouclé en dix mois et pas un de plus. Tout le monde est convié à la fête, et nombreux sont ceux qui répondent présent pour soutenir le come-back le plus souhaité de ce début des années 2000. En tête de liste, Dave Grohl accepte de prêter ses talents de batteur à cette machine new look, tout comme il avait collaboré quelques années auparavant avec les Queens Of The Stone Age à l'occasion de Songs For The Deaf. Ici, il se contentera (merci pour lui) de ne matraquer les fûts que sur la moitié des titres, sans prendre part à la tournée ultérieure. Qu'à cela ne tienne, Reznor le remplace par John Freese, recruté pendant l'enregistrement, et parvient surtout à débaucher Jeordie White, ex-bassiste de Marilyn Manson avec qui il avait sympathisé au temps de l'élaboration d'Antichrist Superstar, Jeordie White, alias Twiggy Ramirez quand il officiait chez le révérend, Jeordie White qui, last but not least et parce que le monde est décidemment tout petit, a également pondu les bidouillages radio faisant la jonction entre les différents titres de... Songs For The Deaf. Enfin, le chef opérateur de cette entité mécanique flambant neuve parvient à accrocher Aaron North pour compléter son équipe de pilonneurs, guitariste à l'époque peu connu mais faisant déjà preuve d'un jeu instrumental enragé. Et voici donc venir With Teeth, l'anti-dépresseur nouvelle génération, du moins pour son géniteur. Verdict ?
D'abord, cet album est de loin le plus accessible de Nine Inch Nails . Pas de thématique récurrente, pas de titres décalés ou étranges, et surtout plus cette noirceur quasi funéraire qui caractérisait les deux précédents disques. Reznor ne s'est pourtant pas pour autant transformé en joyeux drille, mais ces quatorze chansons sont bien plus respirables que les suffocants "Reptile" ou "Closer". On croirait presque effacée la longue parenthèse constituée par ces pourtant géniales galettes que sont The Downward Spiral et The Fragile, pour se retrouver dans la droite lignée de Pretty Hate Machine, première œuvre du maître. A un détail près : en 2005, la technologie a fait un sacré bond en avant par rapport à 1989, et cela se sent instantanément. With Teeth est en effet un festival sonore comme rarement on en a entendu par le passé. Aux manettes de son bébé, Trent Reznor, épaulé par Alan Moulder, s'est affranchi d'un véritable tour de force en terme de production, affinant les percussions, amplifiant et déformant encore plus les basses, variant à l'envie les sonorités électriques et synthétiques, pour un résultat d'une qualité et d'une diversité prodigieuses. Ceci mis au services de titres bruts, donc, évoluant pour leur propre compte, indépendants les uns des autres, différents les uns des autres, chacun écrit pour être un morceau fort et remarquable, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient. Avantage parce que tous les titres fonctionnent, ronronnent, rutilent et participent à l'édification d'une machine efficace et implacable, inconvénient parce que l'album manque malgré tout d'âme et d'atmosphère.
Autre point phare de cett galette : si sur les précédents opus les textures électro étaient plus ou moins privilégiées, ici ce sont bien les guitares qui sont à l'honneur, tous riffs notablement dehors sur le surpuissant "Getting Smaller", titre que ne renierait d'ailleurs en rien Dave Grohl au sein des Foo Fighters . Sur sa basse et après être passé à la moulinette Reznor, White fait de véritables miracles sur "Love Is Not Enough" avec son phrasé saturé et guttural relevé par les frappes sèches de Grohl, ou le génialissime "Sunspots" dont le riff tout simple se retrouve sublimé par un jeu vocal prodigieux de variété, ou encore l'abyssal "The Line Begins To Blur" avec des graves d'une ampleur démente, et le lancinant "With Teeth" et sa sonorité ronflante et ramassée. Par ailleurs, tous les titres reposent sur une rythmique et un son de percussion différents, imprimant d'emblée une forte personnalité aux chansons : beats légers sur "All The Love In The World" (introduction subtile aux antipodes de ce dont nous avait habitué Reznor), rafales de roquettes supersoniques sur "You Know What You Are ?", frappes sèches asymétriques sur "The Collector", sonorités creuses sur "Love Is Not Enough", etc... Le travail sur le rythme est ici un véritable modèle du genre. On pourra aussi noter le singulier "The Line Begins To Blur" avec sa tonique oscillante maintenue tout au long du titre. Mais il y a plus, et c'est là l'un des gros atouts de cet effort : il contient deux véritables tubes en puissance. En tête de file, "The Hand That Feeds" est absolument sidérant, parfait mélange d'électro et de rock, de rythme, de punch et de mélodie, capable tout aussi bien de truster les bandes FM, de squatter les platines des DJ en boite de nuit ou de faire pogotter les foules en concert. Du Nine Inch Nails tout public : qui l'eût cru ? Mais il ne faudrait pas oublier le terrible "Everyday Is Exactly The Same", immédiat, tantôt pesant, tantôt aérien, lyrique, maîtrisé comme rarement. Enfin, et c'est peut-être le point le plus intéressant, c'est sur cet album que Reznor commence à faire varier son registre vocal. Auparavant toujours dans la tension, la douleur et la rage, sa voix épouse ici de nouvelles couleurs : un phrasé presque rappé sur le très balancé "Only", des aigus délicats et très bien pensés sur "Sunspots", et même une rondeur et une chaleur assez inédite sur "Right Where It Belongs", suscitant une très vive émotion notamment lorsque Trent mixe en toile de fond les cris d'une foule en délire.
With Teeth est à l'image de son créateur au moment de sa conception : un être qui a tourné une page douloureuse de son existence, encore peu assuré dans sa quête de l'estime de soi, et qui a cherché par tous les moyens à redonner du sens à ce qui n'en avait plus. Un album responsable et adulte, un véritable album de la maturité en quelque sorte, même si cela peut sembler étrange compte tenu du manque de profondeur et de liant à cet ensemble assez disparate de chansons. Pour la première fois, Trent Reznor a vu en Nine Inch Nails non pas un évacuateur d'idées noires, mais un générateur d'énergie mentale. Non pas un témoignage poignant et égocentrique de souffrance, mais une tentative de réel échange avec ses musiciens et son public. Ce disque restera malgré tout pour beaucoup le vilain petit canard du groupe, et c'est bien dommage. Moins violent que The Downward Spiral, Moins expérimental que Year Zero, moins mortifère que The Fragile, plus travaillé et direct que Pretty Hate Machine ou Broken, voilà de plus un disque qui peut être conseillé à un assez large public, fan absolu d'indu ou simple amateur de gros son, ce qui n'est pas vraiment le cas des autres opus. Une parfaite mise en bouche à la crème de l'indu, avant de tenter de pénétrer plus avant dans l'univers torturé et fascinant de l'un des plus grands génies musicaux de la fin du vingtième siècle.