L’année ‘69 fut de la plus grande importance dans l’histoire du Floyd qui a redoublé de travail pour baptiser et roder sa nouvelle formation, forcé d’assoir sa crédibilité dans une situation qui pouvait le dévorer. En parallèle de l’ambitieux
Ummagumma, et de la tournée
The Man and The Journey, le groupe se voit proposer la composition d’une bande originale pour un film du réalisateur allemand, Barbet Schroeder.
More prend place à Ibiza, ville d’une jeunesse déjà huppée et véritable Eldorado des hippies de l’époque. On y côtoie un jeune étudiant parti suivre son amante se retrouver happé par un cercle vicieux de drogues et de déceptions. Dans un déroulement plutôt lent et assez moralisateur, les récentes textures et ambiances qu’abordaient
Pink Floyd correspondaient parfaitement aux couleurs recherchées par le cinéaste. Calibrant ses pistes à l’aide d’un chronomètre, aucun budget ne prévoyant un studio de synchronisation, le quatuor mit huit jours à composer, enregistrer et monter sa première bande originale.
Régis par des codes et images qui ne sont pas les leurs, les membres de
Pink Floyd ont du réaliser que cet exercice seyait à merveille leur musique dans sa faculté à lui offrir une direction. Décidant de présenter les titres dans un ordre différent de celui du film, l’album s’ouvre sur le mysticisme embrumé de "Cirrus Minor". Accords aériens émergeant de chants d’oiseaux et orgue aux vertus lumineuses, les harmonies de ce morceau se révèlent l’un des centres névralgiques de toute la création du groupe tant l’ensemble est maîtrisé dans un équilibre fragile et sensuel, le moindre détail sonore ajoutant encore à la beauté du spectacle qui se déroule devant chaque œil. Le chant de Gilmour est superbe dans ce détachement paisible, dégradé en demi ton dans la pure veine psychédélique, s’envole peu à peu dans l’écho laissant l’espace grand ouvert à un clavier sépulcral qui s’estompe dans la voute céleste et les chant ailés qui ont entamé le disque. Quelle ouverture… quel sens de la texture, de la nuance, de la chaleur dans cette riche sobriété.
Car c’est dans une pure sobriété que le Floyd s’épanouit, mêlée au soin particulier apporté à son écriture comme le montre le raffinement de "Crying Song" et son chant serein. Des titres d’inspiration folk commencent à apparaître au sein de la composition avec les sonorités bucoliques et la trouble tranquillité de "Green Is The Color" qui commencent à dévoiler les tourments qui dévorent Roger Waters: « Green is the colour of her kind, quickness of the eye deceives the mind, many is the bond between the hopefull and the damned ». Si "The Nile Song" et "Ibiza Bar", leurs guitares gueulardes et fraternelles au chant éructé, révèlent un groupe souvent discret dans un registre rock avec lequel il a très peu flirté, les pièces tournent beaucoup plus sur des thèmes simples donnant lieu à des ambiances et des visions très prononcées qui seront tout à fait délectables dans les concerts de l’époque, et les quelques interludes qui ponctuent le disque pour affirmer encore le propos de Schroeder, percussions tribales de "Party Sequence" et délires hispaniques de "A Spanish Piece" (« Pass the tequila Manuel… ») font plus œuvre de remplissage ou de transitions. Dans le même genre, "More Blues" et sa démonstration pure et dure d’un blues réverbéré se défendent eux plutôt bien et remontent le groupe à ses sources dans de jolies envolées de guitares larmoyante sous une rythmique cadencée tout en souplesse.
Le groupe commence ainsi à tresser ses fils rouges entre eux, les rendre récurrents, créer des sonorités identitaires personnelles en travaillant dans l’écoute de chacun, fort d’un nouvel équilibre qui doit se construire, touchant à tout dans des compositions surprenantes où chacun commence à trouver sa place. La voix de Gilmour est plus assurée, déclinée dans l’émotion comme autant de brume, se faisant chantre de la poésie diaphane de Waters. Un titre comme "Cymbaline" atteint des sommets oniriques dans ses accords rêveurs et mystiques, une douceur acrimonieuse dans ses angoisses et son apaisement qui sera transcendée par de longs étirements dans les années suivantes, avec des effets sonores qui la rendront encore plus vivante. Le clavier de Rick Wright se pose ici comme un élément central du « son
Pink Floyd ». Il tisse des climats mélancoliques et dessine une liberté sensible et touchante qui se poursuit dans "Quicksilver" et le "Main Theme" de l’album, véritables antichambres des séquences improvisées qui deviendront une trame majeure dans les représentations du groupe, vapeurs éthérées des paysages sonores que
Pink Floyd aura tant su représenter.
Peu de titres se réfèrent directement au film et s‘inspirent simplement de sa trame, de son univers, mais cet album est une œuvre à part entière qui peut vivre pleinement, dissociée de son catalyseur, tout en lui apportant une force complémentaire irremplaçable. Si ce disque est bel et bien le résultat d’une commande, écrit au travers la vision première d’un autre, il se révèle être un opus plus important qu’une simple bande originale, prenant une ampleur toute méritée dans l’histoire du groupe, au fait de la personnalité prononcée qu‘il dégage. Une musique à ce point puissante dans l’évocation dont Schroeder avouera son obligation d’en baisser les niveaux pour qu’elle ne vole pas toute sa dimension au métrage, More est le témoignage d’une liberté qui commence à s’émanciper et atteindre une cohérence certaine, comme en attesteront les opus suivants. Un disque automnal respirant une tristesse joyeuse, offrant de son sein quelques unes des plus elles pièces du groupe et portant l’ingratitude du pilier solide mais trop méconnu de l’œuvre de Pink Floyd.