David Gilmour
Luck and Strange
Produit par
1- Black Cat / 2- Luck and Strange / 3- The Piper's Call / 4- A Single Spark / 5- Vita Brevis / 6- Between Two Points / 7- Dark and Velvet Nights / 8- Sings / 9- Scattered / 10- Yes, I Have Ghosts / 11- Luck and Strange (original Barn Jam)
Témoignage
Je crois que nous avons changé le concept de temps chronologique. Et je n’exagère pas. Quand j’étais jeune, je ne connaissais personne qui soit âgé de plus de 60 ans. Mes grands-parents étaient partis à cet âge-là. Ou bien, ils vivaient dans des maisons de repos. Aujourd’hui (en 2024), je connais personnellement au moins 20 octogénaires qui se produisent sur scène. Et toute la British Invasion fête ses 80 ans cette année. Il s’est donc passé quelque chose de remarquable. Je l’attribue au rock’n’roll... Mais bien sûr, je suis partial à cet égard. Je suis sûr que la science médicale nous a un peu aidés, mais elle n’explique pas vraiment comment nous avons gagné 20 ou 25 ans, non pas seulement de vie, mais de vie productive. Pour le dire autrement : tant que les Rolling Stones seront là, nous resterons toujours des nouveaux venus...
Que Dieu bénisse Little Stevie Van Zandt !
Considérations
David Gilmour est mon guitariste favori de tous les temps (1). Sa rencontre figure parmi les plus beaux moments rock de ma vie. Et je préférerais faire trois fois le tour de mon village, tout nu et au cœur de l’hiver (qui est rude par ici), plutôt que de me débarrasser de cette photo qui a immortalisé l’instant où il m’a fait l’honneur d’une dédicace.
Luck and Strange est, dans son intention, sa conception et son exécution, le meilleur album solo de David Gilmour. Mais, alors qu’il parle si bien du temps qui passe (et que l’on voudrait arrêter), il arrive à mon sens un peu trop tard dans sa discographie. Et, probablement, dans sa vie.
Mais il faudrait être un damné couillon pour ne pas profiter du privilège qui nous est donné d’écouter, en 2024, une "nouveauté" d’une qualité aussi phénoménale.
Contexte
Les temps ont changé. Tellement changé. Une théière fumante d’Earl Grey (temps d’infusion : 4 minutes dans une eau frémissante) a remplacé le space cake ou le whiskey de contrebande. Les cigarettes qui font rire ont été troquées contre des biscottes garnies de chocolat noir et fourrées d’une pâte d’orange amère. Le studio, loin de la fureur de la ville, a pris les allures d’une grange paisible au cœur d’une campagne anglaise pluvieuse où les hauts-parleurs diffusent ce son feutré, vaguement roots et bien loin de toute expérimentation électronique, qui a été remis au goût du jour par la vague americana.
La famille (dans son sens large) est au complet. Du moins ceux qui vivent encore. Pas ceux avec qui il y a eu fâcherie. David, le patriarche accorde ses guitares. A l’oreille, bien entendu. Un accordeur électronique ne serait pas le bienvenu dans cette maison. Polly, la poétesse, peaufine ses textes, en s’absentant quelquefois pour aller surveiller le poulet du dimanche (celui à la moutarde Colman’s) qui mijote à feu très doux. La fille Romany et le fils Gabriel se chamaillent gentiment. Quelques vieux amis musiciens échangent des remèdes de rebouteux contre les courbatures en parlant du bon temps. Celui d’avant. Celui d’il y a longtemps.
Quand les photos étaient encore en noir et blanc.
A bien y écouter, même le fantôme du frère d’armes Richard (Wright) a été convoqué (ou invoqué) pour quelques mesures de claviers jouées en écho depuis l’au-delà. Près de sa console de mixage, Charlie Andrew, le jeune co-producteur de l’album, fait figure de collégien. Et, dans un coin, le chien Wesley somnole. Il ne chante pas aussi bien le blues que le légendaire Seamus mais il dresse l’oreille quand les harmonies ne sont pas élégantes.
Brièveté
L’album est simplement extraordinaire.
Il n’est pas contemporain. Il n’est pas rock. Il n’est pas commercial. Il n’est pas jeune. Il n’est pas branché. Il n’est pas électro. Il n’est même pas défendable.
En fait, Luck and Strange est simplement magnifique de tout ce qu’il n’est pas. Mais aussi du peu qu’il est, c’est à dire un ouvrage apaisé délivré par un vieil homme au sommet de son art (depuis trop longtemps) et produit par un "gamin" qui sait synthétiser la contemporanéité, à la limite de l’iconoclastie, tout en respectant les poussières du temps.
En conférence de presse, David Gilmour précise en souriant (et non sans ironie) que Luck and Strange est son album le plus important depuis The Dark Side Of The Moon. On devine qu’il récite une punchline concoctée par le service marketing de Sony Music. Ou bien qu’il se moque un peu de la relecture de ce même album phare par son frère ennemi Roger Waters.
Parce que tous les albums liés de près ou de loin à la famille Pink Floyd ont forcément été "comparativement" importants depuis 1973. A des degrés divers. Certains ont parfois été importants dans leur extrême inutilité.
Alors , forcément, Luck and Strange est bien, parmi tant d’autres, l’album le plus important depuis que la musique a découvert la face cachée de la Lune. Et un seul titre instrumental de quarante-cinq secondes (2) résume tout le propos : "Vita Brevis".
La vie est courte.
Tout le reste fait semblant de démontrer pourquoi il ne faudrait pas s’en alarmer. A soixante-dix-huit printemps, c’est pourtant une inquiétude inévitable. Permanente. Salutaire. Vitale (3).
Musique
Si l’on excepte les deux courts instrumentaux ("Vita Brevis", déjà cité et "Black Cat" qui introduit l’album et sert de prélude à la plage titulaire), six des sept titres de Luck and Strange sont simplement et définitivement parfaits.
J’excepte volontairement "Between Two Points" parce qu’il s’agit de la reprise (jolie mais convenue et sans réelle appropriation) d’un titre composé en 1999 par les obscurs Montgolfier Brothers. L’apport de Romany (jolie voix et harpe), n’est pas vraiment déterminant (4).
L’excellente plage titulaire est bâtie sur un riff de clavier enregistré par Rick Wright en 2007 (5). Le procédé ne m’enchante guère mais l’on sait les Anglais friands de spiritisme et de tables tournantes. Tant qu’à invoquer les esprits des morts, autant convoquer des musiciens de génie… Porté par le spectre de son ami, David Gilmour s’aventure ici dans des vocalises aiguës, un peu surjouées mais plutôt inédites, qui commentent des émotions universelles.
Mes yeux restent secs mais ma guitare...
Pour le reste, l’aspect le plus fascinant de Luck and Strange est qu’il est construit comme un ascenseur émotionnel inexorable, à savoir que chaque plage enrichit les précédentes pour culminer avec "Scattered", un des titres les plus magiques jamais enregistrés par David Gilmour en dehors de l’ère triomphante de Pink Floyd. C’est aussi – probablement le plus joli texte jamais écrit par Polly Samson.
Prends mon bras et marchons côte à côte
Empruntons une fois encore ce chemin poussiéreux
Le soleil qui se couche scinde en deux la colline
Tandis que nos ombres s’en vont frôler la nuit
Tu me murmures que la lumière s’estompe
Mais même les moments les plus sombres
S’écoulent avec douceur
Je me tiens au milieu d’un torrent
Dont je cherche à retenir le courant (6)
Mais le temps est une vague qui n’obéit à personne
Le temps me désobéit
Et ça n’en finira jamais...
Transporté par un orchestre classique remarquablement dirigé et enregistré, le pont instrumental qui suit flirte avec le Procol Harum du Grand Hotel et sert de prélude halluciné à un solo de guitare entrant en résonance avec la partie médiane (de merveilleuse mémoire) de "High Hopes" sur The Division Bell.
On peut se faire la bise sous le gui et sonner les douze coups de minuit. Je tiens mon titre préféré de 2024. Joyeux réveillon et bonne année à tous les petits rockers !
"The Piper’s Call", sorti en single avant-coureur, est une autre réussite composée à la manière d’un tube pop en crescendo. La rythmique, martelée avec conviction, est plus puissante et le refrain est absolument imparable :
Le chemin qui conduit à l’enfer est pavé d’or, c’est ce qu’ils vous diront
Et toutes les choses dont vous n’avez aucunement besoin, c’est ce qu’ils vous vendront
Plus rugueux d’accès et volontiers doux-amer, "A Single Spark" est articulé comme une confidence où il serait question d’un rêve d’éternité dont la route serait pavée de bonnes intentions.
Le tempo qui s’accélère sur le floydien "Dark and Velvet Nights" est marqué tant par la grâce suspendue du jeu des musiciens (tous ahurissants de maîtrise) que par un subtil effet de percussions qui démontre – si nécessaire – l’extrême compétence de Charlie Andrew.
La construction de "Sings" (7) paraît a priori plus convenue (du moins jusqu’au refrain), mais une jolie coda instrumentale vient tempérer tout sentiment de monotonie pour installer un bref moment de rêverie ou de méditation.
Et derrière les étagères de la cuisine,
Il y avait ces images depuis longtemps égarées qui nous attendaient hors de vue
Les photos d’un amour naissant qui s’épanouissait alors en noir et blanc
Coda
Il nous reste à cueillir le jour en étant le moins crédule possible en ce qui concerne notre avenir (8).
(1) Et pourtant, je n’aime aucun des albums solo de David Gilmour. Je fais une exception pour le premier tiers de On an Island (2006) qui est simplement sublime. Mais c’est un moment perché qui retombe ensuite comme un soufflé. J’ai pleuré de dépit en écoutant le très sinistre Rattle That Lock (2015) qui ne valait que pour trois notes empruntées à une compagnie de chemins de fer. Puis j’ai attendu Luck and Strange avec impatience. Pendant neuf ans.
(2) Dispensable et curieusement joué "à la Ritchie Blackmore"...
(3) D’expérience, je peux affirmer que ces mêmes pensées commencent déjà à hanter l’esprit humain bien plus tôt. Et – simple constat qui me chagrine – il faut vraiment se cramponner à la main courante parce que c’est vraiment vertigineux.
(4) Pour rester dans les relations père-fille, il est amusant de remarquer que Melanie Gabriel a une personnalité bien plus bluffante.
(5) Luck and Strange propose en bonus une longue jam basée sur une ancienne boucle de clavier et "Yes I Have Ghosts", un titre enregistré en 2020 par David et Romany Gilmour
(6) C’est ce vers qui a inspiré Steve Knee (un habitué de la maison Gilmour) pour l’artwork de l’album, que l’on jugera classieux ou triste selon l’humeur de l’instant.
(7) Le prétexte, enregistré en home studio il y a vingt-cinq ans, est inspiré des mots d’enfant de Romany Gilmour.
(8) Rendons à Horace son texte complet qui est bien plus ambigu que le lapidaire "Carpe Diem" que l’on cite volontiers. Merci à l’excellent ami Alain Godefroid d’avoir rafraîchi à ce propos ma mémoire défaillante de latiniste...