Il serait aisé de résumer le second opus du trio de Teignmouth à une version 2.0, plus élaborée et aboutie, du premier jet déjà foutrement réussi qu’était Showbiz : on y retrouve en effet bon nombre d’éléments ayant fait sa réussite, des riffs nerveux et fougueux aux envolées pianistiques grandiloquentes auxquels se marie la voix tantôt esseulée, tantôt possédée d’un Matthew Bellamy schizophrénique au possible et dévoilant au travers de ses compositions toute l’étendue de son art à la face du monde.
Ce serait néanmoins s’adonner à un jugement aussi hâtif qu’erroné, car c’est justement là que le problème - tout relatif qu’il est - se pose : sans minimiser l’apport indéniable de Chris Wolstenholme et Dominic Howard à l’imparable alchimie rock qui s’en dégage, Showbiz tend malgré tout à prendre par moments la forme d’une démonstration de force de la part de son géniteur qui n’hésite pas à occulter de par ses éclats de voix (“Muscle Museum”, “Showbiz”) ou les déflagrations sonores de sa six cordes (“Sunburn”, “Sober”) ses deux fidèles compagnons d’armes.
Personne n’avait pourtant pointé du doigt cette mégalomanie alors naissante qui allait par la suite consumer la musique du trio à petit feu - a-t-on vraiment besoin de reparler de la douloureuse purge chimérique et robotique que fut
The 2nd Law ? Sauf qu’à l’heure des premiers balbutiements de ce nouveau millénaire, Matthew Bellamy n’avait d’autre ambition que de prouver à ses détracteurs que Muse n’était en rien un simple ersatz de
Radiohead. Une ambition claire et limpide qui fait suite à une première production, donc, remarquée outre-Manche, mais aussi dans nos frontières : de ce fait, pour le sempiternel exercice périlleux (dit-on) du deuxième album, Muse - ou bien Bellamy lui-même ? - était clairement attendu au tournant.
C’est ainsi le cortex empli d’hallucinations mycologiques que le pianiste virtuose - ou guitariste émérite, c’est selon - s’attelle à la composition d’un album encore plus fou, encore plus imprévisible, encore plus mégalomane que pouvait l’être Showbiz, ne s’interdisant aucune facétie, ne rechignant aucune influence et explorant des horizons toujours plus lointains. Épaulé dans un premier temps par David Bottrill, puis par John Leckie, que l’on retrouvait déjà aux commandes de l’enregistrement de Showbiz, c’est finalement un chef-d’oeuvre intemporel que Muse finit par enfanter en cette année de grâce 2001.
Emmené par une production rutilante et des compositions dantesques, Origin of Symmetry se veut plus sombre, plus agressif, plus ambitieux que son prédécesseur, mettant en avant une dichotomie basse-guitare nouvelle faisant la part belle à une quatre cordes déphasée, plus lourde et distordue, qui assure avec le coup de baguette fracassant de Dom Howard une rythmique inébranlable par dessus laquelle les six cordes triturées de Matthew Bellamy viennent déposer riffs saturés et gimmicks alambiqués sur les hymnes rock désormais incontournables que sont “New Born”, “Hyper Music” ou “Plug in Baby” : les décibels pleuvent en rafales, la machine infernale est lancée, et le tout demeure aussi jouissif que ravageur.
Emporté par ses élans de grandeur, Bellamy s’emploie à toujours frapper plus fort, que ce soit à l’aide d’une guitare à l’accordage sur-mesure sur “Citizen Erased”, pièce maîtresse de l’album qui explore, tout comme “New Born” et “Plug in Baby”, le thème désormais récurrent chez Muse de cette technologie Big Brother-esque en phase de régir l’humanité, d’un orgue tonitruant sur le brulôt anti-religion qu’est le bien nommé “Megalomania” ou d’un doigté directement emprunté à Rachmaninov sur un “Space Dementia” conclu par un final des plus chaotiques. Seul “Screenager” offre un moment de répit au milieu de cette déflagration sonore, mariant à une guitare acoustique atmosphérique un kit de batterie insolite, Dom Howard jouant ici sur un balafon à l’aide d’ossements animaliers et d’orteils de lama (si si !), autant de nouveautés qui viennent agrémenter une palette sonore déjà très large qui propose ainsi davantage de nuances tout en faisant preuve d'une cohérence et d'une homogénéité remarquables.
À ce stade, il n’est même plus nécessaire d’évoquer les falsettos stridents ou la coda dévastatrice de “Micro Cuts” pour se rendre à l’évidence : avec Origin of Symmetry, Muse signe son album le plus enragé, le plus sulfureux, mais pas seulement - loin s’en faut. Véritable manifeste de la mégalomanie grandiloquente de Matthew Bellamy, celui-ci doit pourtant sa réussite en partie au rôle prépondérant accordé à Chris Wolstenholme et Dom Howard qui confère à ce second opus une unité qui tendait à faire défaut à Showbiz. Maîtrisé de bout en bout et brillamment exécuté, Origin demeure un coup de maître à ce jour inégalé - et probablement inégalable - dans la discographie des anglais, ainsi qu'un album phare de la décennie passée, tous styles confondus - n'ayons pas peur des mots.