Une fois n’est pas coutume, entamons cet édito de juin - particulièrement remonté, vous allez le constater - par une petite revue de presse. La saison des festivals battant maintenant son plein - attendez-vous d’ailleurs à un compte rendu détaillé du Dowload Festival dans les prochains jours - il n’est pas forcément inutile de revenir sur certaines revues de détail ou annonces promotionnelles. Car à l’évidence, la France a un vrai problème avec le rock, ou plus précisément avec le mot "rock" et le sens qu'il défend.
Ainsi, le festival Art Rock qui se tenait en avril à Saint Brieuc se frotte les mains, et Ouest France titre : “Art Rock, fréquentation en hausse avec 78.000 festivaliers”. On attire votre attention sur le développement qui suit : “De cette édition on retiendra les prestations de Carribean Dandee (avec le mordant JoeyStarr), Caravan Palace, Oxmo Puccino, l’exposition dédiée à Shepard Fairey (Obey), l’un des piliers du street-art. Sans oublier Faada Freddy, une belle surprise. L'explosion de couleur proposée par la compagnie Artonik, ce dimanche après-midi, a également remporté un franc succès.” Question : où est le rock, là-dedans ?
Poursuivons. Garorock, à Marmande, annonce sa programmation dans Rolling Stone en ces termes : “Le célèbre festival de musique rock, electro et techno de Marmande s’annonce grandiose. (...) Au programme de cette 20e édition, on retrouve: Muse, Disclosure, Flume, Ratatat, Jamie XX, M83, Boys Noize, Lilly Wood and the Prick, Casseur Flowters, Deluxe, Biga Ranx, Yelawolf, Feder Live, Amine Edge & Dance, Slaves et Vald.” Notez bien le "célèbre festival de musique rock, électro et techno" alors que la manifestation en question ne s'appelle pas, à l'évidence, Garalélectro ou Garalatechno. Question : à part Muse et, soyons larges, Ratatat, M83 voire même Jamie XX, où est le rock, là-dedans ?
Plus édifiant, Le Rock dans tous ses états, qui se tiendra à Evreux à la fin du mois, se montre encore plus impertinent en annonçant, toujours dans Rolling Stone : “Le Rock dans tous ses états porte bien son nom. Il va à l’encontre des idées reçues de certains conservateurs en proposant une programmation particulièrement variée, de la pop au rap en passant par le rock et l’électro.” Les idées reçues de certains conservateurs ? Indeed ?
Bon sang. Nous qui, à Albumrock, mettons un point d’honneur à traiter le rock dans toutes ses déclinaisons possibles (cf un précédent édito consacré à la ligne éditoriale particulièrement large du site), rejoignons donc par la force des choses le camp de “certains” conservateurs nourrissant des idées reçues, entendons par là que nous serions même devenus minoritaires dans notre façon d’envisager notre passion musicale. Se pourrait-il qu’il y ait quelque incompréhension sur un terme qui, pourtant, ne devrait prêter à aucune équivoque ? Qu’à cela ne tienne, j’ai effectué quelques recherches sur le sacro-saint Wikipedia. Et le résultat m’a sidéré.
Ainsi, si vous vous rendez sur les pages anglaise et française ayant trait à la “rock music”, vous constaterez que les définitions du genre diffèrent significativement. Et pourtant, nous parlons bien de la même chose, les deux pages étaient reliées l’une à l’autre. Si tout le monde s’accorde sur l’origine de la musique rock (blues, rhythm and blues et country), les pays d’origine (États Unis et Angleterre) et la composition des groupes (chant, guitare, basse et batterie), des divergences en apparence subtiles mais néanmoins fondamentales apparaissent ensuite. Pour les anglais, pas de doute : “Musicalement, le rock est centré sur la guitare électrique, laquelle prend place en général dans un groupe de rock comprenant une guitare basse et une batterie”, etc. Pour les français, il n’en est rien : “(Le rock) est caractérisé par une mélodie vocale dominante, souvent accompagnée par une ou plusieurs guitares électriques, une guitare basse et une batterie”. Deux mots doivent retenir votre attention : mélodie vocale “dominante”, et “souvent” accompagné par une ou plusieurs guitares électriques.
Or que les choses soient claires, ces deux mots sont un non-sens absolu. La voix ne constitue pas l’élément dominant du rock, c’est la guitare qui en est la base, et qui en est “toujours” la base. Certes, si on se tourne vers le pop-rock, on constate que la voix prend une place aussi importante que la guitare, voire plus importante, mais nous nous trouvons ici face à une exception. Certes, si l’on progresse dans l’histoire du genre et qu’on en arrive aux sous-branches voisines que sont l’électro et tous ses courants dérivés du rock, Laptronica, Indietronica, Electroclash, Dance-punk, New rave, Synthpop et on en passe - il n’est pas question d’aborder ici la dance music ou même la techno, n’en déplaise à Garorock - la guitare n’est plus présente qu’à la marge et l’ordinateur prend le contrôle des opérations. Mais, encore une fois, nous nous trouvons ici face à une exception.
Poursuivons l’analyse des généralités traitant du rock dans les deux langues, car nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Si la définition anglaise est forcément plus complète que la française… stop, arrêtons-nous un moment. Pourquoi faudrait-il que nous autres français décrivions moins bien que nos collègues anglo-saxons un genre donné même si ce sont ces derniers qui l’ont inventé ? L'art de la description serait-il à ce point inégalement partagé entre les différents pays du monde ? Bref, si la définition anglaise est plus complète que la française, elle insiste surtout sur des points qui, curieusement, sont passés complètement sous silence de par chez nous. Exemple : “Le rock s’appuie plus fortement sur le “sens musical” (“musicianship”, terme du reste assez difficile à traduire touchant à la relation qui existe entre le musicien et son instrument), la performance live et une idéologie d’authenticité plus forte que la pop music”. Rien à ce sujet dans la langue de Molière, et il s’agit pourtant de trois points capitaux qui permettent de faire clairement le distinguo entre le rock, musique axée sur la guitare, et la pop, musique axée sur la voix. En revanche, les français y vont là encore de leur petit ajout qui achève de semer le trouble chez le lecteur : “Plus rarement, des groupes utilisent également des instruments à cordes comme des violons ou des violoncelles, des instruments à vent comme le saxophone, des cuivres ou des instruments tels que des trompettes ou des trombones”. Or, rien à ce sujet dans le wiki anglais. Cette affirmation est bien sûr loin d’être fausse, mais pourquoi insister sur ce point en particulier ? À l’évidence, le rock progressif a attiré quasiment tous les instruments possibles dans la sphère du rock, mais il s’agit d’un cas d’école, et de nos jours, les groupes de rock, qu’ils soient anglais, américains, français ou mongols, ne recourent qu’à la marge aux violons et aux cuivres. A moins que…
Allons plus loin, et accrochez-vous. Le wiki français conclue la partie généralité de la page Rock Music en ces termes : “Plus récemment, le terme « rock » est utilisé comme un terme générique incluant des formes comme la pop music, la soul music, et parfois même le hip-hop, auquel il est souvent opposé.” Nous y voilà. Une vraie définition post-moderne dans toute sa splendeur, issue d'un recueil d'articles sur le rock intitulé Rock over the edge: transformations in popular music culture. Sauf qu'à la lecture des différents synopsis et analyses de l'ouvrage, il n'est fait mention nulle part de ladite définition. Interloqué, je suis donc retourné éplucher le wiki anglais pour chercher de quoi alimenter ce détournement de genre. Or, rien de rien. Cette théorie, pour les anglo-saxons, n’a pas voix au chapitre. D’ailleurs, lorsqu’on consulte la catégorie des sous-genres du rock, on tombe sur une liste de 165 items. 165 ! Du 2 Tone au Neue Deutsche Härte, du freakbeat au screamo, du cowpunk au zeuhle. Mais ni pop, au sens strict et isolé du terme, ni soul, ni hip hop. Alors quoi : avons-nous vraiment affaire à une définition post-moderne, ou carrément à du révisionnisme ? Pourtant, les mots ont un sens. La soul n’est pas du rock, c’est de la soul. Le hip hop n’est pas du rock, c’est du hip hop. Et le rock n’est pas du hip hop, c’est du rock. Alors oui, les deux genres ont parfois fusionné, on pensera en particulier au nu metal qui marie le rap aux guitares électriques. Mais le hip hop n’a, musicalement, historiquement, sociologiquement, culturellement, structurellement, rien à voir avec le rock. Rien. Là-dessus, on n’osera vous faire remarquer que la pop, la soul, le reggae et le hip hop utilisent bien plus de violons et/ou de cuivres que le rock. Encore une façon comme une autre de détruire un nom, et par là même un mouvement qui n’a pourtant pas à rougir de ses frères d’arme.
Il y aurait encore tellement de remarques à faire sur ces généralités, comme le fait que le rock soit également vecteur d'une culture et de nombreuses sous-cultures et contre-cultures (mods, hippies, punks and so on) ou que, reprenant à son compte la tradition folk de la protest song, il soit associé ontologiquement à l'activisme politique et sociétal, tout comme il entretient un rapport étroit avec la rébellion de la jeunesse contre le consumérisme et la conformité sociale, morale et sexuelle. Et bien sûr, comment passer sous silence l'idée que le rock reflète également une mentalité, un état d'esprit alternatif ? La rock n' roll attitude est toute aussi importante que la musique qui l'accompagne, mais bien sûr, le wiki français n'y fait pas allusion.
À la lumière de cette escroquerie linguistique, on comprend mieux. On comprend mieux pourquoi la plupart des festivals - pas tous, heureusement - se complaisent dans des affiches sans queue ni tête. On comprend mieux pourquoi des manifestations exhibent crânement le terme rock dans leur patronyme tout en n’accordant au genre, ou à l’un de ses 165 sous-genres, qu’une part marginale de sa programmation. On comprend peut-être aussi mieux pourquoi le rock est à ce point délaissé par les auditeurs en France. Vous suivez très certainement la rubrique charts initiée par Etienne il y a déjà quelques mois de cela. Mais avez-vous jeté un oeil attentif à ses tableaux comparatifs entre pays ? Allez, quelques exemples. Catfish & The Bottlemen, groupe qui crée le buzz outre Manche : 1er des charts anglais, 7ième des charts américains, non classé en France. Gore, de Deftones : 1er aux US et au Royaume Uni, 17ième en France. Le White Album de Weezer, certes un phénomène typiquement amerloque : 4ième aux States, 28ième en Angleterre, 178ième en France. A Moon Shaped Pool de Radiohead : 4ième en Angleterre et aux States, 17ième en France. 17ième. Et on parle là d’un groupe majeur et reconnu mondialement… bien sûr, d’autres critères expliquent cette désaffection, qu’il serait bien trop long d’aborder ici - et qui feront d’ailleurs peut-être l’objet d’un prochain édito - mais quoi : n’en avez-vous pas assez que notre pays soit toujours parmi les plus mal lotis en matière de rock ? Et par extension, la manipulation sémantique exposée dans cet édito ne serait-elle pas le symptôme d'un malaise plus profond ?
Il conviendra dès lors de reconquérir, non pas les radios ni les rayons des disquaires, non pas les charts ni les festivals, mais tout simplement le mot “rock”, ici attaqué dans ce qu’il a de plus foncier, de plus élémentaire. Il conviendra de faire cesser cette mascarade qui consiste à appeler un chat un chien et de redonner tout son sens à un genre déjà suffisamment riche en lui-même pour ne pas en plus qu’on le confonde avec tous les courants musicaux que le monde porte. Il conviendra de se battre pour qu’on arrête de prendre les auditeurs et les festivaliers pour les imbéciles qu’ils ne sont pas. C’est la mission que s’est fixée Albumrock depuis plus de dix ans, et il n’est pas question pour nous de baisser les bras. Quitte à passer pour une bande de conservateurs propageant des idées reçues.
Keep Rocking, et bons festivals à toutes et à tous.