Jethro Tull
RökFlöte
Produit par Jethro Tull, Bruce Soord
On s’était interrogé sur l’opportunisme qui se cachait derrière la résurrection de Jethro Tull par Ian Anderson, alors que celui-ci publiait jusqu’alors ses nouvelles productions sous son nom, mais il semble bien que le flûtiste le plus fameux de l’histoire du rock souhaite donner un second souffle à la fameuse formation aux multiples incarnations esthétiques (folk, hard-rock, progressif, new-wave). Sous l’intitulé The Zealot Gene, le réveil pascal de Jethro Tull était honorable à défaut d’être mémorable : sans être honteux, l’album de 2022 s’avérait convenu et manquait un peu d’énergie.
Anderson avait prévenu que cet opus signait le retour du combo et qu’un deuxième acte était déjà en préparation. Mais il prit tout le monde par surprise en ne laissant qu’un an entre ces deux productions, comme s’il souhaitait renouer avec l’esprit des 1970’s durant lesquelles ce rythme soutenu était la norme.
Après The Zealot Gene assez folk, Anderson avait annoncé que son successeur serait plus électrique. Même si, d’après le compositeur, le double umlaut de RökFlöte est un hommage rendu aux langues germaniques et scandinaves (et au terme Ragnarök), on ne peut que faire le lien avec son usage dans le hard-rock et le Heavy Metal, de même que le diablotin tient un peu du horns up. Nous verrons plus loin ce qu’il en est. Du reste, le titre est également un manifeste dont on relèvera la substance au-delà de la typographie : il s’agit d’un album de rock avec de la flûte, du Jethro Tull pur jus en somme. Un brin nostalgique, la pochette évoque également Living in the Past, magistrale compilation de 1972, le démon flûtiste et la couleur gris-pierre en guise de variations.
C’est à Asgard que Jethro Tull est allé chercher l’inspiration pour son nouvel opus, un concept-album autour des mythes nordiques (pour le fond) et de la flûte (pour la forme, à l’origine, l’opus devait d’ailleurs être presqu’exclusivement instrumental). Chaque titre évoque ainsi l'une des divinités du panthéon scandinave et les chansons, composées comme des poèmes, sont parfois directement inspirées de textes historiques.
L’immersion se réalise dès l’atmosphère caverneuse de "Voluspo" qui amène à la récitation d’un poème en islandais. Derrière un riff assez lourd, Anderson privilégie la récitation au chant à proprement parler, ce qui nous permet d’évacuer immédiatement le point faible de l’opus, la prestation vocale de notre ménestrel favori. Les capacités vocales d’Anderson sont diminuées depuis quelques années, si bien qu’il doit alterner entre la scansion narrative et chant qu’on ressent douloureux. Il ne me semble pas que cela condamne l’album, le choix de se limiter à la diction sur certains morceaux s’avère d’ailleurs pertinent, mais il est clair qu’on ne peut que remarquer les limites d’Anderson à ce niveau. On reste également surpris par le choix du matériel du claviériste dont les sonorités sont indignes des années 2020’s : le conclusif et jovial "Ithavoll", sur lequel on retrouve le chant féminin en islandais et quelques envolées sympathiques à la flûte comme à la guitare, perd en pertinence à cause de ses synthétiseurs sous-mixés aux sonorités de faible qualité (voir aussi "The Navigators" pour se faire une idée). Par contre, Anderson brille toujours autant à la flûte et se permet des envolées de très haute qualité, aux mélodies enthousiasmantes et aux approches variées, de même que la guitare, en effet plus présente et plus saturée, offre de beaux riffs et des soli mélodiques tout à fait appréciables.
Du reste, si vous aimez les albums solistes d’Anderson depuis les années 2000, vous ne serez pas surpris par certains titres assez conventionnels comme "The Perfect One" et "Ginnungagap" qui auraient pu être sur Homo Erraticus, pour ne pas dire convenus comme "The Feathered Consort". "Allfather" évoque même la période War Child (1974) – qui n’est certes pas la meilleure du groupe.
De beaux moments sont à noter, que ce soit l’introduction classicisante de "Guardian’s Watch", un titre qui se veut un peu plus épique avec de belles lignes de guitare aussi bien interprétées que l’est le solo du tamisé d'"Hammer on Hammer". En outre, le détour celtique de "Trickster (And the Misteltoe)", celui hard-rock de "Wolf Unchained", et la ballade pastorale "Cornucopia", toute en finesse, s’avèrent également réussis.
Soyons honnête, Jethro Tull ne révolutionne rien en 2023 et les années les plus créatives et inspirées d’Anderson sont bel et bien derrière lui. Néanmoins, on appréciera de retrouver l’esthétique si particulière du combo et les quelques moments de grâce offerts sur ce nouvel opus, tout en étant conscient de ses limites. Prenons ces œuvres de la maturité pour ce qu’elles sont, sans aveuglement fanatique ni sévérité anachronique, c’est encore le plus sûr moyen de les apprécier à leur juste valeur.
À écouter : "Trickster (And the Misteltoe)", "Guardian’s Watch", "Hammer on Hammer"