Radiohead
The Bends
Produit par John Leckie, Muse
1- Planet Telex / 2- The Bends / 3- High & Dry / 4- Fake Plastic Trees / 5- Bones / 6- (Nice Dream) / 7- Just / 8- My Iron Lung / 9- Bullet Proof... I Wish I Was / 10- Black Star / 11- Sulk / 12- Street Spirit (Fade Out)
L'Histoire avec un grand H peut parfois se montrer cruelle, et nos chers albums de rock ne sont pas forcément épargnés par l'injustice. Le problème ici posé est le suivant : quelle place peut-on bien accorder à The Bends, deuxième réalisation de Radiohead à avoir vu le jour, alors que nombre d'albums du quintet d'Oxford peuvent prétendre à l'excellence ? A observer les choses d'un point de vue extérieur, l'affaire semble entendue. Débarqué en 1995 en pleine vague Britpop, noyé entre (What's The Story) Morning Glory d'Oasis et The Great Escape de Blur, crédité d'un succès commercial à peine plus que modeste, chaudement apprécié - mais sans excès - par la critique, et surtout complètement éclipsé par son brillant successeur, OK Computer, l'album n'a pas marqué l'histoire du groupe ni celle du rock autant qu'il l'aurait dû. A tort, malheureusement, parce qu'il compte certainement parmi les meilleurs disques des années 90, et parce qu'il reste encore à ce jour l'album de Radiohead que je préfère. Tentative de plaidoyer à l'égard d'un disque trop souvent mésestimé.
The Bends est "l'album à guitares" de Radiohead par excellence, celui qui est à même de réconcilier Thom Yorke et ceux parmi ses détracteurs qui ont uniquement écouté les opus de la période post-OK Computer - et qui les ont rejetés sans autre forme de procès. Si les disques suivants introduisent en effet des éléments électro à plus ou moins haute dose, on ne trouve ici que quelques nappes de synthé à se mettre sous la dent sur "Planet Telex". A contrario, l'utilisation des guitares sur cet album est absolument remarquable, et plus, même : un véritable modèle du genre. Le groupe contrôle totalement ses sonorités et n'hésite pas à baisser fréquemment le volume de ses amplis pour magnifier les émotions suscitées, avec des cordes tantôt pleines, entières et de facture assez classique ("The Bends"), tantôt vibrantes et fébriles ("Just"), tour à tour enjôleuses et incontrolables ("My Iron Lung"), s'emballant parfois de façon vicieuse au moment où l'on s'y attend le moins ("(Nice Dream)"), et se permettant de surcroît un virage acoustique assez audacieux à peine l'album entamé ("High And Dry" puis "Fake Plastic Tree"). Pas étonnant donc que le groupe ait exploré d'autres textures avec OK Computer : il n'y avait plus grand chose à inventer dans ce domaine après The Bends.
Mais ce qui est incroyable avec cet album, c'est le formidable bond en avant de Thom Yorke au niveau du chant. Il réalise ici des prestations vocales totalement maîtrisées, tout en variant son jeu de façon assez radicale d'un titre à l'autre. Fortement influencé par Jeff Buckley (la sublime voix de "Fake Plastic Tree" a d'ailleurs été enregistrée immédiatement après un concert de ce dernier à Londres), Yorke parvient à pousser son organe au maximum de ses possibilités tant dans la retenue habitée ("High And Dry") que dans un registre tendu et puissant qui ferait blêmir un certain Matthew Bellamy ("Sulk"). Pour l'anecdote, il a même osé enregistrer la partie vocale de "Planet Telex" dans un état d'ébriété avancée, vautré à même le sol dans son studio : un état et une position qui expliquent le timbre très particulier que l'on trouve sur cette chanson. Par ailleurs, et c'est important pour certains, l'ensemble des titres évolue la plupart du temps sur un mode majeur qui confère au disque une tonalité plutôt lumineuse, loin de la mélancolie maladive qui suinte régulièrement de ses successeurs, même si la poésie de Yorke y fait déjà ressortir son mal-être ainsi qu'une sensation d'étrangeté vis-à-vis de la modernité et d'un environnement déshumanisé.
On frise toujours le cliché grotesque en avançant de façon naïve qu'aucun titre n'est à jeter sur un album. Mais si l'on se réfère à The Bends, cet adage serait encore très loin de la vérité. La grande force de l'écriture de Thom Yorke sur ce disque réside dans le fait d'aller chercher le déséquilibre au sein de la plénitude, et il y parvient remarquablement bien en ajoutant ou en retranchant ça et là quelques demi-tons judicieusement placés. C'est vrai pour "Planet Telex" dans son ornementation instrumentale, mais c'est encore plus vrai pour "Just", véritable merveille de contrepoint mélodique chanté. N'oublions pas "The Bends" ou "My Iron Lung", réponse ironique de Yorke au succès de "Creep" auquel avait été réduit le groupe à la sortie de Pablo Honey : " Voici notre nouvelle chanson, identique à la précédente, une totale perte de temps". Ces hits proprement imparables se retrouvent habilement tempérés par des balades plus classiques mais exécutées avec délicatesse, auxquelles s'ajoutent "Sulk" pour conclure le disque en apothéose. Sauf que, de conclusion, il n'en est pas encore question à ce moment car Yorke a réservé le meilleur pour la fin : "Street Spirit (Fade Out)", le meilleur titre de l'album (et peut-être même le meilleur du groupe), ode romantique à un urbanisme sans âme que vient magnifier une voix renversante de beauté, et qui achève d'enterrer définitivement les moindres réserves pouvant être émises à l'égard de ce disque d'exception. J'en arrive même à me persuader qu'il s'agit du type de disque que rêverait d'accomplir Muse, mais qu'ils ne parviendront jamais à égaler même après leurs quatre essais à ce jour. Quant à Radiohead, il ne leur a fallu que deux tentatives pour toucher l'excellence...
Affrontons néanmoins la dure réalité : The Bends n'est pas, et ne sera probablement jamais considéré comme un chef d'oeuvre incontournable. Son seul tort, si j'ose dire, aura été de tomber au mauvais endroit, au mauvais moment, et il y a fort à parier que dans d'autres circonstances (et avec quelques mois d'attente en plus) tout le monde aurait crié au génie. Pas grave : la gestation de son cultissime successeur s'est nourrie de la frustration née de ce semi-échec commercial, échec d'autant plus difficile à avaler que la matière proposée était déjà somptueuse. Point n'est question ici de remettre en cause le statut d'OK Computer, car c'est un débat qui n'a plus lieu d'être. Une chose, néanmoins, doit être affirmée avec force à la lumière de tout ce qui précède : avant OK Computer, il y avait The Bends, et il faudrait être fou pour passer à côté d'un tel disque.