
Child Of Ayin
Top Of The Sinaï
Produit par Jonathan Sellem


Concepts ? Vous avez dit "concepts" ?
Les meilleures histoires sont celles que l’on peut résumer en peu de mots...
Exemple dans la catégorie "épouvante" : Il était le dernier homme sur Terre. On frappa à la porte.
Vous tremblez, non ?
Exemple dans la catégorie "science-fiction" : Elle était née la nuit du 17 au 16 février entre quatre heures et trois heures du matin.
Vous êtes intrigués, pas vrai ?
Quand le concept devient trop complexe, l’esprit humain a furieusement tendance à s’égarer. A ce titre, Top Of The Sinaï propose un scénario à la Christopher Nolan sous amphétamines qui aura bien de la peine à convaincre les petits rockers en mal d’instantanéité.
Child Of Ayin, c’est Jonathan Sellem. Auteur, compositeur, interprète et guitariste. Jusque là, tout baigne. Et Jonathan n’est certainement pas le premier artiste à prendre un pseudonyme.
Pour ceux qui l’ignorent, "Ayin" signifie "Œil" en hébreu. Et, dans un contexte cabalistique, l’œil représente la dimension intérieure de la conscience et la clairvoyance. Ou le néant. C’est selon. Deux faces d’une même pièce.
Donc, l’Enfant de l’Œil meurt. Vous me direz que ça commence plutôt mal. Mais l’enfant de l’œil ne meurt qu’en tant qu’enveloppe corporelle de Jonathan Sellem. Sinon un single de deux minutes aurait suffi.
Car, ensuite, le personnage (Child Of Ayin, mais plus vraiment Jonathan) se réincarne. Et ça, c’est bien. Mais il se réincarne sous deux formes à la fois simultanées et antinomiques. Un cow-boy mystico-cosmique et conquérant qui entend relever les défis de notre univers contemporain (c’est la face matérialiste du duo ésotérique) ET un indien aux allures de shaman qui se consacre à la conquête du monde intérieur (c’est la face ésotérique du duo ésotérique).
Voilà.
Child Of Ayin devient alors un pont vivant qui enjambe le vide situé entre ce qui est Ancien (et appréciable) et ce qui est Nouveau (et pas si terrible). Il a un pied dans le visible et un pied dans l’invisible.
Comme Harvey Dent dans Batman.
Mais, m’interpellerez-vous, comment peut-on concilier des réalités / irréalités à ce point dissemblables ?
En crapahutant jusqu’au sommet du mont Sinaï, là d’où l’on voit tout, en ce compris soi-même.
Pour (ne pas) simplifier la chose, Jonathan Sellem crypte son propos en le truffant de références à la médiumnité et à la numérologie (1). Puis il met l’ensemble en musique sous une forme pour le moins atypique (et généralement acoustique) qui mixe fort joliment, le folk, la country et le rock puis, à doses plus homéopathiques, le gospel.
Je pensais qu’on était allé assez loin dans le domaine avec les délires de Peter Gabriel (2), les folies de Pete Townshend (3), les égarements de Phil May (4) ou les interrogations du Concombre Masqué (5), mais je me trompais.
A l’extrême limite, le stade suivant du raisonnement de Jonathan Sellem consisterait à laisser la musique de côté pour rédiger un essai sur sa philosophie de développement personnel, un sujet qui est fort dans l’air de nos temps incertains.
Ceci dit, l’écoute de Top Of The Sinaï ne m’a certainement pas laissé indifférent.
Du haut de cette colline, je contemple mes deux moi-même, là tout en bas…
A l’actif du projet, il y a l’enthousiasme fascinant et communicatif de son géniteur dont la composante chamanique a déjà entraperçu le succès futur (6). On appelle ça avoir une foi à déplacer les montagnes.
Il y a, plus pragmatiquement, l’extrême qualité professionnelle de l’enregistrement. Jonathan Sellem est franco-américain (encore un pied dans chaque monde, comme le cow-boy et l’indien) et il a choisi Nashville. Ce n’est pas la pire des options et je vois déjà quelques petits rockers adopter la vilaine mine boudeuse du sale gamin envieux.
Nashville donc. Et quelques musiciens et choristes de qualité. Même si je les juge a priori trop obéissants au maître qui entend tout orchestrer.
Ensuite, il y a la voix. Souvent magnifique. Même si quelques parties de humming flirtent parfois avec la justesse, il y a chez Jonathan Sellem un grand pouvoir vocal de persuasion (voire de séduction) et de profonds accents de sincérité (surtout dans les moments les plus "folk") qui évoqueraient bien un Léonard Cohen juvénile.
L’expression anglo-saxonne profite en outre d’un accent absolument parfait (à la fois typé et particulièrement agréable) et les lyrics sont rédigés dans une langue sincère et simple, servie par une fort jolie plume (7).
Au passif, il y a clairement l’excès d’ambition du projet qui se révèle beaucoup trop emphatique. Top Of The Sinaï se pare par moments d’éclats bollywoodiens qui nuisent à sa cohérence et à sa force de conviction. La plupart des compositions auraient certainement gagné à être plus concises et moins chargées.
Comme cela arrive souvent dans les œuvres conceptuelles, l’album (8) est trop long (il frôle les 52 minutes) et son "déroulé" est parfois monotone, peu lisible ou redondant.
Quand un artiste veut obstinément tout maîtriser, il y a, par instant, un réel manque de recul sur sa propre conception. Une oreille extérieure ou un "frère de musique" (9) aurait certainement été un plus dans la genèse (attention ici au jeu de mot) et la conception de Top Of The Sinaï.
Quitte à ce que ça discute. Quitte à ce que ça s’engueule. Ou que ça se balance des partitions et des vidanges de Jack Daniel’s à la tronche...
Indien vaut mieux que deux tu l’auras...
Des écoutes répétées confortent dans l’idée que Child Of Ayin est à son meilleur quand il pose sa voix sur des folk-songs apaisés.
Des titres comme le sublime "Mary" (et ses enluminures diaboliques à la guitare acoustique), "Dreamer Like Me", "Make Me Sun" ou "Midnight" valent sincèrement plus qu’une écoute attentive. Ces quatre plages composeraient un EP absolument imparable.
On peut évidemment considérer que le propos est parfois relativement banal ou plutôt désabusé ("J’aurai fait tout ce chemin pour me rendre compte qu’il n’y a rien d’autre que moi...") mais la magie opère à chaque écoute. Et elle opère drôlement bien. J’adhère sans réserve.
Parmi les compositions plus rock, "Capitalika" (et son final choral généreux) est à marquer d’une pierre blanche. La générosité de son grand final choral l’emporte sur l’aspect manichéen du propos. Il en va de même pour les accents tribaux très réussis de "New World".
"Burn Out", pour sa part, vaut par son propos désabusé (mais très classieux) qui dénonce les douleurs générées par la course capitalistique à laquelle nous sommes tous supposés participer comme des couillons que nous sommes parfois.
It’s dark inside of my brain
So cold inside of my veins
On mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter. Mais à vouloir concilier lumières et ténèbres, matière et psychisme, cow-boy et indien, Amérique et Europe, modernité et traditions, rationalité et kabbale, Child Of Ayin impose à l’auditeur une telle gymnastique intellectuelle que le commun des mortels (auquel je m’identifie) va peiner à adhérer complètement au concept.
Il n’en reste pas moins que Jonathan Sellem est un chanteur extrêmement attachant et doué. Il pourrait à mon sens "se révéler" s’il intégrait un collectif et se laissait encadrer par une équipe de production. Ce n’est que mon humble avis.
Et qui suis-je pour juger ?
Telle est la question que je me poserai (probablement) le jour où j’arriverai au sommet du Mont Sinaï.
Si j’y arrive un jour...
(1) Par exemple, l’album compte douze plages car ce chiffre représente l’aboutissement en numérologie. Et douze, c’est deux fois six. Et six symbolise l’harmonie. Par conséquent, l’aboutissement du douze est la somme de deux harmonies de six. Cool.
(2) Lui qui était à la fois Real et Rael dans l’épouvantable The Lamb Lies Down On Broadway.
(3) Lui dont le personnage cumulait quatre identités dans l’épuisant Quadrophenia.
(4) Son SF Sorrow (avec The Pretty Things) reste un mystère insondable.
(5) Dans un épisode délirant, Mandrika imaginait son Concombre égaré dans sa propre tête. Et là, il constatait que des éléphants y organisaient des parties de bowling. Ce qui expliquait ses migraines.
(6) Je serais bien incapable d’inventer une histoire pareille. Cette vision du futur est explicitement mentionnée dans le dossier de presse. A titre personnel, j’ai toujours rêvé d’avoir le don de prescience. Mais je ne suis pas un élu...
(7) C’est un vrai bonheur de voir un auteur français assimilé au rock qui ne martyrise pas la langue de Shakespeare. Bien au contraire. Et c’est suffisamment rare que pour être souligné.
(8) L’album est divisé en deux parties, une face "cow-boy" et une face "indien" (pour résumer).
(9) Qu’aurait été Springsteen sans Landau ? Et John sans Paul ? Et Keith sans Mick ? Et The Wall sans Bob Ezrin ? Et Laurel sans Hardy ? Je vous le demande un peu...
Cette chronique AlbumRock, labellisée "IA Free", a été tapée, mot après mot, par deux vraies vieilles mains humaines sur un clavier en plastique fabriqué à vil prix en Chine.
Je remercie Xavier Chezleprêtre pour ses aimables obstinations qui m’ont conduit à reconsidérer ma copie d’origine.
Je remercie sincèrement Fabienne qui partage ma vie et qui perd un temps fou à relire patiemment toutes mes chroniques et mes bêtises à la recherche d’erreurs orthographiques ou de contresens. Lorsque j’éprouve un doute sur une mélodie, un accord ou une harmonie, son oreille musicale d’académicienne classique m’est bien utile pour guider mon écoute dans ces espaces subtils qui séparent la justesse de la fausseté.
















