
BRUIT
The Age Of Ephemerality
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Repéré il y a quelques années déjà dans le cadre de la sélection albumrock, le quatuor avant-gardiste toulousain BRUIT ≤ composé de Théophile Antolinos (guitares), Julien Aoufi (batterie), Luc Blanchot (violoncelle, synthétiseur, programmation) et du multi-instrumentiste Clément Libes revient nous gratifier en 2025 d’un second album.
Après avoir placé l’écologie au centre de son premier long format, les Français ne perdent pas de vue leurs convictions affirmées et leur esprit militant avec The Age of Ephemerality qu’ils présentent comme "une réflexion philosophique, poétique et politique sur notre fascination insatiable pour la technologie, une dépendance de plus en plus aliénante et exploitante". Un état d’esprit toujours aussi engagé qui se passe de mots avec des compositions instrumentales au storytelling léché baignant dans une esthétique post-rock affirmée. Dénonçant la tyrannie du rendement et la déshumanisation qu’entraînent l’hyper-croissance technologique et la recherche futile et effrénée de la consommation immédiate, le collectif évoque différentes inspirations : Dennis Gabor, précurseur en matière d’alertes sociales et environnementales et ancien Prix Nobel mais aussi le philosophe et sociologue Jacques Ellul ou encore l’écrivain dystopique Aldous Huxley.
Une démarche de conviction qui rappelle notamment dans la mouvance post-rock celle des montréalais de Godspeed You ! Black Emperor avec lesquels ils partagent d’ailleurs une même défiance vis-à-vis de l’industrie musicale (ce second album n’est pas distribué sur les grandes plates-formes de streaming) et une représentation de l’art comme forme de lutte visant à créer une prise conscience et des changements sociétaux. Cette distance vis-à-vis de la technologie se retrouve jusque dans les choix artistiques assumés des Toulousains qui ont enregistré les cinq pistes de l’album au sein de leur propre studio mais également dans un gîte au plein cœur des Pyrénées ou dans l’église de Gesu à Toulouse pour profiter d'une réverbération naturelle.
Il résulte de ce parti-pris des contrastes saisissants entre une avalanche de larsen aux accents industriels symbolisant l’avènement de la société dystopique (percussions électroniques syncopées, bruits de logiciels en tout genre) et passages aériens plus doux et organiques conviant cordes, orgue et chœurs grégoriens. Ces alternances de tons permanentes créent la surprise avec des compositions aux structures non linéaires qui mêlent violence et apaisement dans un même mouvement. Le titre d’ouverture "Ephemeral" est révélateur de cette schizophrénie ambiante, la délicatesse des cordes s’effaçant devant le martèlement brutal et abrasif d’une machine qui implose avant de renouer avec quelques notes acoustiques. Dans le même esprit, "Progress/Regress" porte pleinement en lui cette dualité entre chute et émancipation, la beauté délicate et touchante de son développement rêveur et intimiste rappelant Sigur Rós se voyant dynamitée par un fracas sonore qui atteint son paroxysme dans un choc final éreintant.
Si "Technoslavery / Vandalism" s’ouvre sur un long crescendo de cordes (très beau duo de violon et violoncelle) appelant l’harmonie et la sérénité, le déferlement post-metal qui suit à tôt fait de saboter cette impression voluptueuse et de nous embarquer au cœur des ténèbres. Lorsque le silence se fait, il ne reste plus que quelques voix humaines pour formuler une dernière prière vibrante qui se perd progressivement dans l’ombre. On retrouve bien tout au long de l’album cette tension latente synonyme d’un dialogue oppressant entre le vivant et le synthétique, à l’instar de "Data" et son introduction chaotique et déshumanisée suivie d'un long développement bardé d’électro rétrofuturiste à la Archive avant de prendre son envol par la grâce de belles lignes de guitares qui s’étirent au-dessus de territoires virtuels qui semblent infinis.
Enfin, du haut de ses 13 minutes, "The Intoxication of Power" s’attaque aux dérives autoritaires avec une dimension très cinématographique, s’offrant un long crescendo habité et dramatique jusqu’à cet extrait du documentaire "George Orwell : A life in Pictures" qui remet en cause notre propre passivité : "Si vous voulez voir à quoi ressemblera le futur, imaginez une botte piétinant un visage humain — pour toujours / La morale en est simple : Faites en sorte que cela n’arrive pas. L’avenir est entre vos mains". Cette phrase n’apparaît pas dans le célèbre roman 1984 mais demeure attribuée à l'écrivain britannique, comme une mise en garde finale de l’auteur que le groupe reprend ici.
En dehors des codes qui façonnent aujourd’hui l’industrie musicale, The Age of Ephemerality est un OVNI qui n’a pas besoin de paroles pour défendre une certaine vision du monde. Expérience musicale troublante et dérangeante qui nécessite une immersion totale de l’auditeur pour en apprécier toute la richesse, elle offre de beaux moments de plénitude vite rattrapés par des déflagrations abrasives. Face à la dureté du monde et au regard d’une année particulièrement morose sur le plan géopolitique et sociétal, il est salutaire que les Toulousains publient un nouveau manifeste et ne craignent pas de faire du BRUIT ≤ pour défendre des causes aussi essentielles.
















