
Gazpacho
Bravo
Produit par Gazpacho
1- Desert / 2- Sea of Tranquility / 3- Nemo / 4- Ghost / 5- California / 6- The Secret / 7- Sun God / 8- Mesmer / 9- Novgorod / 10- Ease Your Mind / 11- Bravo


Certains albums marquent un jalon tellement décisif dans une discographie qu’ils en viennent parfois à éclipser les réalisations – non moins qualitatives – qui lui sont antérieures. Dans le cas de Gazpacho, il s’agit à n’en pas douter de l’album Night, petit chef d’œuvre de néo-prog qui a ouvert de nouvelles perspectives au combo norvégien et contribué à forger sa réputation sur la scène progressive. J’ai moi-même longtemps cru que Night était le premier album du groupe et point de départ d’une discographie pour le moins exemplaire. Quelle surprise, alors, de découvrir l’existence de trois d’albums parus entre 2003 et 2007, soit autant de trésors oubliés attendant patiemment d’être réhabilités. Fort heureusement, nous pouvons compter sur la rigueur d’un label comme Kscope1, qui, à la manière de ce qu’il avait pu faire pour les premiers disques de The Pineapple Thief, s’est attelé à une réédition soignée - aussi bien sur le plan sonore que graphique - des premières réalisations de la formation scandinave.
Gazpacho demeurant une formation assez confidentielle (à moins de s’intéresser de près à la scène progressive), il convient de procéder à une présentation en bonne et due forme. Né à Oslo en 1996 autour d’un noyau dur composé de Jon-Arne Vilbo (guitare), Thomas Anderson (clavier) et Jan-Henrick Ohme (chant), le groupe se fait d’abord remarquer en participant aux conventions de fans de Marillion (si si ça existe). À cette occasion, Ohme partage la scène avec le groupe britannique, un moment qui offre à Gazpacho un premier coup de projecteur, et l’opportunité de distribuer quelques démos tout en élargissant son réseau. De fil en aiguille, le groupe remporte le concours Make-A-Star, et publie un premier EP intitulé Get It While It’s Cold (37°C) en 2002. Derrière ce premier essai, se dessine une formation au savoir-faire certain et ceci malgré des moyens pour le moins limités (la batterie y est encore programmée par ordinateur). On y perçoit également l’habileté des musiciens à conjuguer leurs influences variées - un esprit de mélange et d’éclectisme symbolisé par un nom de groupe qui peut prêter à sourire.
Dès l’année suivante, Gazpacho franchit un cap avec la parution de son premier album, Bravo, qui reprend la quasi-totalité des morceaux déjà présents sur l’EP Get It While It’s Cold (37°C). Un aboutissement rendu possible grâce à plusieurs collaborations nouées sur Internet2. Gazpacho fait en effet partie de cette génération de groupes amateurs ayant axé leur développement via Myspace, tout en gardant un contrôle total sur leur création. Une chose est sûre : un album "home made" aussi aboutit au début des années 2000 relève d’un exploit qu’il convient de souligner ! C’est simple : rien n’est à jeter sur cette première galette. Bravo s’impose comme un album immédiatement attachant, bien plus accessible que la majorité des réalisations ultérieures du groupe, et constitue de ce fait une porte d’entrée idéale pour le néophyte. Certes, certains aspects restent perfectibles – la production manquant parfois un peu de peps et de profondeur - mais difficile de pointer un véritable maillon faible parmi les 11 titres qui composent le disque.
"Desert" illustre à merveille la richesse du groupe, déployant une large palette de nuances et de couleurs : une rythmique sinueuse s’y confronte à un refrain solaire, tandis que des textures tantôt organiques, tantôt électroniques, se croisent et s’entremêlent. Avec "Sea of Tranquility", le ton devient plus grave et solennel : une pièce raffinée et chargée en émotion, où s’alternent des sections atmosphériques dépouillées avec d’autres nettement plus expansives à grand renforts de chœurs liturgiques. Tout l’art de Gazpacho réside précisément dans cet équilibre : la capacité à marier la subtilité et l’ampleur, la délicatesse et la puissance. Une alchimie qui rend l’écoute captivante, nous entraînant dans des limbes majestueux dont on n’a guère envie de s’extraire.
La force de l’album tient aussi à son aptitude à trouver la petite mélodie qui fait mouche : qu’elle s’impose comme une évidence – à l’image de "Nemo" – ou qu’elle surgisse d’un détail subtil, comme le pont de "Ghost", capable à lui seul de séduire l’auditeur. Pour maintenir l’attention, le groupe varie habilement les dynamiques et se montre tout aussi convaincant dans un registre plus rock ("California") que dans des moments plus intimistes. Certes, quelques nappes synthétiques manquent parfois de finesse, mais l’alchimie globale force l’admiration. Véritable vecteur d’émotion, Jan-Henrik Ohme impressionne par l’ampleur et la justesse de sa palette vocale, suscitant déjà à l’époque la comparaison avec un certain Matthew Bellamy (la grandiloquence en moins).
Si la plupart des albums de Gazpacho adoptent des structures résolument progressives – en particulier Night, Demon ou encore Fireworker –, leur premier opus se distingue par une approche sensiblement plus directe. Le potentiel prog s’y devine pourtant, notamment dans "The Secret", morceau à l’intensité graduelle, teinté d’influences baroques et plus expérimentales.
Si les Scandinaves n’ont jamais cherché à révolutionner leur formule au fil de leur discographie (le groupe étant plutôt du genre à peaufiner son style), on appréciera sur Bravo un supplément de fougue qui lui confère une fraîcheur particulière. En témoigne "Mesmer", un titre qui se distingue par un duo vocal avec la chanteuse américaine Esther Valentine (elle aussi révélée par le concours Make-a-Star) et enrichi d’un étonnant sample en arrière-plan, qui apporte au morceau une dimension inattendue.
Comme une évidence, le groupe norvégien est choisi pour assurer la première partie de la tournée européenne de Marillion (Marbles Tour). Pour l’occasion, Gazpacho étoffe sa formation avec l’arrivée de Mikael Krømer (violon), Kristian Skedsmo (flûte) et Robert Johansen (batterie), renforçant ainsi la dimension scénique de compositions qui n’ont clairement pas à rougir face à la concurrence.
Un peu oublié et souvent relégué dans l’ombre de ses successeurs plus aboutis (Night et Tick Tock en tête), Bravo n’en reste pas moins une œuvre de premier plan au sein d’une discographie d’une qualité remarquable. L’album impressionne par un style déjà affirmé, un sens aigu de la mélodie – du genre à s’ancrer durablement dans l’esprit – et par sa manière de donner au néo-prog une identité moins poussive, plus subtile et débarrassée de certains de ses aspects les plus caricaturaux.
1 Le groupe rejoint le label Kscope en 2010, ce qui confère à l’abum Missa Atropos une visibilité accrue à l’international.
2 Dix-sept personnes ont apporté leur contribution sur l’album.
A écouter : "Desert", "Nemo", "Sea of Tranquility", "Mesmer"