Dead Can Dance
Within the Realm of a Dying Sun
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1- Anywhere Out of the World / 2- Windfall / 3- In the Wake of Adversity / 4- Xavier / 5- Dawn of the Iconoclast / 6- Cantara / 7- Summoning of the Muse / 8- Persephone (The Gathering of Flowers)
Certains disques déclenchent invariablement, à leur évocation, une ribambelle de louanges et d’exclamations enthousiastes, mais pour d’autres, plus rares, bien plus rares, seul un silence recueilli et révérencieux se conçoit. Ainsi en est-il pour ce joyau sombre, mystérieux et surnaturel qui a traversé les années avec une grâce invariable, saphir ensorcelé et resplendissant d’un duo alors au sommet de son pouvoir d’attraction. Within The Realm Of A Dying Sun est un chef oeuvre inclassable, l’un des rares disques cultes que l’on ne saurait contester à une décennie 80 pourtant bien pauvre en la matière.
Lorsque Dead Can Dance s’attaque à son troisième disque, le groupe a déjà commencé à se tailler une solide réputation dans l’underground anglais. Issu de la rencontre artistique et amoureuse entre le baryton Brendan Perry et la contre-alto Lisa Gerrard, le collectif anglo-australien quitte Melbourne pour s’établir à Londres en 1982 en officiant tout d’abord dans un registre très typé dark wave, sorte d’alter ego spirituel du désespoir porté par Ian Curtis et Joy Division. Les deux amants, accompagnés de Paul Erikson et de Peter Ulrich, se font rapidement remarquer par le tout jeune label 4AD d’Ivo Watts-Russel qui vient à peine de débaucher Bauhaus de Beggars Banquet. Pourtant, à l’évidence, 4AD devient au fil des mois l’unique point d’ancrage “rock alternatif” d’un groupe qui a décidé de se libérer de toute entrave et de créer son propre univers.
Dès son deuxième album, Spleen and Ideal, Dead Can Dance s’éloigne des canons dark wave et imprègne ses compositions d’une essence mystique, équarrissant les guitares mais se parant de cuivres, percussions et violoncelles afin de donner naissance à des ambiances tantôt guerrières, tantôt planantes, vibrantes et majestueuses, fruit des allants baroques de leurs principaux géniteurs qui s’abreuvent depuis des années à diverses sources classiques et folkloriques, celtiques, africaines et orientales. Loin de plaire aux autres membres du groupe, la nouvelle orientation impulsée par le couple provoque le départ des nouveaux arrivés Scott Rodger et James Pinker, alors qu’Erikson était très tôt retourné à Melbourne. C’est donc à trois, l’inamovible duo Perry-Gerrad flanqué du batteur Paul Ulrich, que DCD, fort d’un certain statut et ayant enfin acquis les moyens d’investir dans le matériel qu’il souhaitait obtenir depuis des années, s'apprête à franchir un nouveau cap et à donner naissance à son oeuvre la plus emblématique.
Within The Realm Of A Dying Sun s’est construit autour de plusieurs partis-pris qui lui confèrent une personnalité très forte. Tout d’abord, et il s’agit là d’une constante que l’on retrouve sur tous les disques ultérieurs de Dead Can Dance, Perry et Gerrad coupent ici complètement les ponts avec le rock : la guitare disparaît totalement, tout comme la basse et la batterie complète. En lieu et place se succèdent divers instruments classiques, hautbois, flûtes, trombones, trompettes, violons et violoncelles, contrebasse et percussions en tous genres (dont les fameux carillons de "Summoning Of The Muse") ainsi que le jouet préféré de Lisa Gerrad, le dulcimer, sorte de mandoline médiévale. Mais c’est surtout le synthétiseur fraîchement acheté par Brendan Perry qui se charge de lier toutes ces sonorités en un mélange proprement intemporel, renvoyant autant aux musiques médiévales qu’à la pop new wave en état de grâce à l’époque. Deuxième point d’ancrage, les deux âmes du projet s’attachent à réaliser un disque noir et romantique qui, comme son prédécesseur, se voit fortement influencé par les écrits de Charles Baudelaire. Résultat, à nul autre moment dans l’oeuvre du groupe on ne retrouve une telle noirceur, mais aussi une telle solennité, une telle magnificence. Il ne s’agit pas ici de se complaire dans la morbidité ni dans le désespoir, il s’agit au contraire de magnifier les puissances émotionnelles élémentaires les plus sombres qui gouvernent les êtres humain pour les élever au rang d’allégorie fantasmatique, une allégorie parfaitement symbolisée par la Pleureuse de la pochette, statue faisant partie intégrante du mausolée de la famille Raspail au cimetière du Père Lachaise. En contrepoint de cette figure symbole de mort s’étend une large bande noire ornée des noms du groupe et de l’album enchaînés telle une formule de conjuration ou de protection : "Le mort peut danser dans le royaume d’un soleil mourant". Mais l’une des particularités les plus marquantes de ce disque est d’attribuer une face de vinyle pour chaque chanteur : Brendan Perry débute les incantations sur les quatre premiers morceaux, tandis que Lisa Gerrard se charge de conclure les quatre dernières pièces. Ce signe distinctif, qui fut à l’époque ostensiblement reproché au duo par la critique, constitue en fait l’atout principal du disque, celui qui lui apporte le plus de crédit.
"Anywhere Out Of The World" débute la lente descente au fond de ces sublimes abysses, et c’est d’emblée un choc émotionnel particulièrement intense. Quatre notes de claviers suspendues dans l’atmosphère se répétant à l’infini, bien vite transportées par de lents ronflements de cordes millénaires, voilà un écrin parfait pour accueillir la voix de basse profonde, gorgée d’échos, immémoriale, hors du temps et de l’espace, d’un Brendan Perry que l’on n’avait jusqu’à présent jamais connu aussi magnétique. La mélodie glacée tord les viscères et nous catapulte en un tournemain au sein de contrées étranges et mystérieuses, de celles qui se trouvent arpentées par les héros de Glenn Cook ou de Steven Erikson, guerriers rompus à la défense contre les forces démoniaques et sorciers maîtrisant les arcanes des magies les plus ténébreuses. Within The Realm Of A Dying Sun représente ainsi, au choix, le compagnon idéal des lecteurs de Dark Fantasy ou la bande son d’un Seigneur des Anneaux antédiluvien, transpercé de figures mythologiques à la monstrueuse beauté. C’est évidemment ce que l’on ressent en écoutant les chaleureux cuivres lointains et les clochettes minérales qui nous accompagnent dans la traversée de la caverne "Windfall", instrumental à la fabuleuse beauté tragique dont on ressort doucement retourné. Que dire alors de l’exploration de l’antique forêt qui lui fait suite, majestueuse, glacée, bercée de doux carillons cristallins au rythme des psalmodies de l’ange noir Perry ("In the Wake Of Adversity") ? Que penser alors des choeurs féminins obscurs, des vrilles de violons et des envolées de trompette princières qui transportent la magnifique mélodie virile chantée par delà l’obscur manteau de nuages moites qui obscurcissent ces fabuleuses contrées ("Xavier") ?
Mais pour l’heure, Perry se résout à rendre les armes, et c’est à la sombre déesse Lisa Gerrard de reprendre les sortilèges protecteurs. Ne cherchez pas à comprendre les paroles de la frêle déïté, Gerrard ne chante dans aucune langue connue sur cette terre : elle s’est elle-même inventée, depuis qu’elle a douze ans, son propre langage aux consonances mi-latines, mi-arabes, élément qui accroît encore le caractère fantastique de ses contributions au sein de Dead Can Dance. C’est une injonction de cuivres martiaux qui ouvre cette seconde face, laissant rapidement place aux lamentations surnaturelles d’un ange survolant un paysage fait de terres stériles et dévastées ("Dawn Of The Iconoclast") et qui nous donne l’occasion de goûter pour la première fois à cette voix si pure, mi-frêle, mi-altière, réverbérante, magique, d’une clarté à nulle autre pareille. Cette courte pièce angoissante laisse place à l’oriental "Cantara", le morceau le plus éblouissant de la mort dansante, mandoline suspendue dans l’éther, flux et reflux de chaleureuses nappes de synthé, calme précédant la tempête de lames qui s’ébrouent au son d’une implacable accélération de percussions militaires sur laquelle la cantatrice délivre une incantation arabisante complètement possédée. Si l’on se remet difficilement de cet assaut de magie enflammée, on ne peut que succomber à l’atmosphère apocalyptique qui se déclenche soudainement au son du carillon glaçant de "Summoning Of The Muse", Gerrard ne pouvant plus que pleurer avec grâce et majesté sur un monde en train de s'effondrer en de lents et terribles soubresauts. Au delà de cette terrible destruction ne persiste que la mort, froide, triste, matière d’un requiem sublimé par le chant d’église grégorien de la troublante australienne, mimant les tourments de la femme d’Hadès contrainte de passer la moitié de l’année aux enfers avec son funeste époux ("Persephone"). Le voyage est terminé, vous pouvez rallumer la lumière.
Que l’on soit bien d’accord : à compter de cette oeuvre majeure, Dead Can Dance n’a plus jamais rien eu à voir avec le rock. Pour autant, le groupe, réduit à un duo à partir de l’album suivant, garde une aura inestimable dans le milieu, et ce n’est pas pour rien qu’Ivo Watts-Russel, le patron de 4AD et accessoirement découvreur des Throwing Muses et des Pixies, lui a à chaque fois renouvelé sa confiance pour ses nouvelles livraisons. De plus, DCD et cet album en particulier ont laissé une marque indélébile sur toute une frange des musique sombres, dark wave, gothic, death metal, sans compter des emprunts parfois retrouvés dans l’indé sombre (Bauhaus, Cocteau Twins) voire, ultérieurement, le shoegaze, on se souviendra notamment de la reprise de "Severance", présent sur l’album suivant, par Ride. Dernier point, et non des moindres : il est un fait qu’ultérieurement, Dead Can Dance a accouché de morceaux encore meilleurs, et s’il serait vain de tous vouloir les citer, on ne pourra que vous conseiller très fortement de vous plonger dans les méandres vaporeux de The Serpent’s Egg et de Aïon - mais sachez que chaque album du duo Gerrard - Perry, y compris le petit dernier, Anastasis, vaut un très large détour. Néanmoins, à aucun autre moment le couple ne touche à une telle grâce, une telle cohérence, une telle plénitude osmotique, une telle force d’évocation que sur cet album parfait de bout en bout. Un disque tout bonnement indispensable, à écouter religieusement dans le silence le plus total pour passer de l’autre côté du miroir.