
Fontaines D.C.
Dogrel
Produit par Dan Carey
1- Big / 2- Sha Sha Sha / 3- Too Real / 4- Television Screens / 5- Hurricane Laughter / 6- Roy's Tune / 7- The Lotts / 8- Chequeless Reckless / 9- Liberty Belle / 10- Boys in the Better Land / 11- Dublin City Sky


En Irlande, tirer une pinte de Guinness relève de l’art sacré. Ce n’est pas un simple geste, c’est un rite. Deux temps, deux vitesses et un sens de l’anticipation. Considéré comme une alchimie millimétrée du mouvement et du repos, les barmen les plus aguerris s’amuseront à vous rapporter que servir la bière parfaite nécessite une préparation de très exactement 119,5 secondes. Il ne s’agit donc pas d’opérer dans la précipitation, les phases de préparation et d’attente étant tout aussi importantes que la touche finale permettant d’obtenir la quantité exacte de mousse et ce, sans en mettre partout. On bâtit en somme, et presque religieusement, une architecture liquide complexe, et s’y l’on s’intéresse à l’ascension quasi parfaite des Fontaines D.C., on réalise que cette analogie s’applique tout autant à leur discographie.
La première coulée peut être violente, lorsque le jet sombre et trouble frappe le verre avec fracas. Mais elle ne se fait pas n’importe comment. Le verre, parfaitement propre, est incliné à quarante-cinq degrés et est fermement tenu pour éviter la naissance d’une mousse disparate qui compromettrait la qualité du breuvage. Cette inclinaison n’est donc pas un détail technique, elle en est la base. Elle est le socle nécessaire pour que la pinte se tienne, pour que mousse et corps cohabitent par la suite sans s’effondrer. Et c'est précisément le rôle de Dogrel, premier album de nos cinq dublinois : une coulée brute et indisciplinée, suffisamment maitrisée pour devenir indispensable dans ce cheminement complexe vers la pertinence artistique.
Dès l’entame de “Big“ et sa fulgurance de moins de deux minutes, Grian Chatten annonce la couleur : “My childhood was small / but I’m gonna be big.” Cette phrase, balancée sans enjolivement, sonne tout autant comme une promesse et un avertissement, jouant sur le contraste fort entre l’origine modeste du groupe (la banlieue nord de Dublin) et une ambition féroce de se démarquer dans le paysage rock mondial (ce qui est désormais chose faite avec Romance). Cette ligne d’ouverture insolente expose ainsi sans complexe un désir de grandeur, mais semble déjà se méfier des conséquences. Le groupe déboule sur la scène post-punk non pas pour se plaindre, mais pour imposer une parole tendue, abrasive et déjà bien à part.
Dogrel agit de façon générale comme ce premier jet d’azote sous pression : dense, sonore et disparate. Tout y est rugueux, mal dégrossi, urgent. Ce n’est pas un album poli, c’est un album qui cherche le contact par les mots, les rythmes et une intonation déjà toute trouvée. La musique de Fontaines D.C. est en 2019 déjà très construite, mais elle ne cherche pas encore la nuance. Les guitares sonnent sans artifices, la basse déroule sa partition très scolaire et la batterie frappe droit et sans détour. Mais au centre, se démarque un Grian Chatten presque monocorde, fendant l’air à coup de spoken word déjà magnétique. Sans vibrato et sans détour, son timbre brut, granuleux et obtus n’est pas là pour séduire mais pour s’imposer. Cette voix si caractéristique finira par trouver l’espace pour respirer, entraînant dans son sillage l’élan et le succès qu’on lui connaît.
En replongeant dans l’album sur le tard, on réalise que Dogrel ne se résume pas à son rugissement initial. Probablement éclipsé lors de sa sortie par l’acclamé Joy as an Act of Resistance d’Idles ou les débuts gouailleurs de Shame, on y décèle les prémices d’un extraordinaire potentiel de composition. Les morceaux les plus calmes de l’acabit de “Roy’s Tune”, ballade désabusée et lumineuse, laissent filtrer une mélancolie mélodique trahissant déjà un potentiel d’écriture immense. Plus loin, “The Lotts”, froid et spectral, creuse un sillon cold wave appréciable, tandis que le conclusif “Dublin City Sky” joue la carte de la ballade irlandaise dans ce qu’elle a de plus sincère et poignante. Ces respirations contrastent avec le cœur râpeux du disque porté par l’excellent “Too Real” ou l’urgence hypnotique de “Hurricane Laughter” et sa basse tellurique, où les r roulés de Chatten accrochent comme les pavés suintants des rues étroites et humides des quartiers dublinois. Mais le groupe sait aussi se faire accrocheur : “Liberty Belle” nous embarque d’emblée avec son tempo presque dansant, juste avant l’indémodable “Boys in the Better Land”. Ce dernier reste à ce jour l’un des titres les plus fédérateurs du quintette, hymne live imparable, chauffant inlassablement les salles du monde entier. Toutes ces ouvertures et digressions stylistiques (malgré l’étiquette post-punk accolée dès leurs débuts) laissent déjà entrevoir le terreau propice à l’épanouissement d’une mousse chargée en arômes. Parce qu’en outre, une bonne bière ne se résume à son corps sombre et dense, la mousse n'en est que plus importante. Cette mousse blanche, aérienne, crémeuse, qui rend le breuvage unique, tempère l’amertume et distribue les arômes avec plus de délicatesse.
C’est ce qui vient plus tard chez nos amis irlandais. A Hero’s Death paru 2 ans plus tard entame la deuxième phase du tirage. Le verre est à moitié plein, le jet s’interrompt et la matière se pose. L’agitation se calme, le groupe commence à faire une place de plus en plus importante au silence et la mélancolie, tout en laissant buller quelques excès bruitistes du passé. La voix de Chatten, sans perdre en gravité, commence à vibrer différemment, et cherche timidement d’autres registres. Elle reste sombre certes, mais s’ouvre à la modulation, au creux des phrases. La mousse commence à remonter, incitant l’ensemble à la stabilisation. Ce second disque se traduit comme l’instant suspendu où la pinte semble se figer, en équilibre et contenant la tension, se questionnant sans encore conclure cette quête de la perfection.
Puis viendra Skinty Fia et Romance, deux disques fondamentalement différents mais actant l’achèvement du rituel, cette ultime coulée qui vient compléter la pinte avec finesse et perfectionnisme. La mousse est formée, stable, dense, juste à ras du bord sans dégouliner sur les bords. Le liquide a trouvé son point d’équilibre, tout comme Chatten et les siens qui flottent désormais au sommet de leur art. Celui-ci y est enfin chanteur. Il murmure, module, prend le temps de poser chaque note, sa voix désormais rayonne et porte fièrement toute ses facettes. Revenir à Dogrel dans cette perspective, c’est se rappeler qu’il faut une inclinaison précise, un point d’ancrage solide pour construire un projet artistique avec esprit. Ce disque n’a pas la rondeur aromatique des suivants, il ne cherche pas la beauté, mais plutôt sa place en tant qu’initiateur de quelque chose de grand. Il veut s’imposer dans la mémoire par la densité, l’impact et l’évidence, c’est en somme ce jet inaugural, celui sans lequel rien ne se pose. Une base douce-amère fondatrice qui incline le verre avec tact et prépare à la suite avec panache.
A écouter : “Too Real”, “Roy’s Tune”, “Boys in the Better Land”.