Nirvana
Bleach
Produit par Jack Endino
1- Swap Blew / 2- Floyd the Barber / 3- About a Girl / 4- School / 5- Love Buzz / 6- Paper Cuts / 7- Negative Creep / 8- Scoff / 9- Swap Meet / 10- Mr. Moustache / 11- Sifting / 12- Big Cheese / 13- Downer
A celui qui se demande pourquoi Nirvana ? pourquoi ce disque ? voici un élément de réponse : parce que le punk est mort. Le grunge ne peut être compris que s’il est envisagé sous l’angle de ce deuil originel, deuil que Cobain ne parvenait pas à accepter, ce qui a rendu sa trajectoire si désespérée et vaine. La voilà la grande misère des enfants de cette fameuse Génération X. Une génération privée d’une musique capable de véhiculer son mal-être. Car à l’époque, c’est-à-dire vers la fin des années 80, la scène rock est tout simplement pitoyable, vautrée dans un puits sans fond de mauvais goût. C’est le triomphe des groupes de Hair Metal de type Mötley Crüe, avec leurs pantalons moule burnes, leurs coiffures abominables, leurs solos suraigus, leurs voix de castras et leurs paroles machistes. Comment se reconnaître là-dedans ? Certes, à l’époque, Pixies, Sonic Youth et autres Hüsker Dü concoctent des albums qui forgeront le visage du rock indé de demain mais à l’heure actuelle, qui les écoute ? Le grunge est tout simplement né de cette frustration, celle d’avoir le besoin vital d’une musique qui nous ressemble.
Alors qu’a-t-on fait ? Ce qu’on a pu. Avec les moyens du bord. A ce propos, c’est Patrick Eudeline (eh oui, pourtant lui) qui a peut-être eu la phrase définitive sur le grunge : "C’est du punk rock qui ne renâcle pas devant Black Sabbath, AC/DC ou Led Zep et accepte, par le fait, le son lourd et heavy comme les pédales d’effet" (Rock & Folk n°424 p. 53). Le grunge, ça n’est que ça. Du punk joué avec du matos de hardeux. Point barre. Il ne faudrait pas croire que le Kurt Cobain est né punk. C’est le metal qui a assuré son initiation au rock. Jeune ado totalement à côté de ses pompes, occupé à fumer de l’herbe, tout en reluquant les articles de Lester Bangs au son de Led Zep (qu’il massacre avec son premier groupe Fecal Matter), de Black Sabbath (qu’il admire) et même d’Aerosmith dont il reconnaît l’efficacité. Il faudra attendre la rencontre avec Buzz Osbourne, leader des Melvins, pour que le hardos d’Aberdeen se reconvertisse au No Future.
Et ça a donné ça, donc. Bleach. En toute logique. Cherchant un titre pour le premier album de son groupe, Cobain tombe sur une pub recommandant aux toxicos de nettoyer leurs seringues à l’eau de Javel afin d’empêcher la transmission des maladies. La rhétorique est toute trouvée, entre pureté et saleté, entre rage destructrice et aspiration mélodique, entre désespoir punk et cadre pop. On ne peut plus logique, en effet. Comme il est fièrement indiqué sur le dos de la pochette, le disque fut enregistré pour 600 dollars. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que l’argent a été fourni par Jason Everman, crédité comme membre du groupe même s’il ne joue pas une seule note de l’album. La première caractéristique de Bleach, c’est donc le son. Lourd, guttural, comme cette basse qui creuse les boyaux dans l’intro de "Blew", poisseux comme ce "Paper Cuts", lancinant comme le rythme chancelant de "Sifting". Ça ressemble beaucoup à du Melvins, mais du Melvins en proie à une Teenage Angst aigue, dont les emballements ("Negative Creep", "Mr Moustache") sont autant de tentatives désespérées de gagner un peu d’oxygène dans ce marais puant qu’est la réalité.
Oui, le son de cet album est vraiment extraordinaire. Parce qu’il happe tout de suite l’oreille. Parce qu’il est sale, mais pas volontairement approximatif (on est pas chez les Libertines ici). Parce que Cobain n’avait pas encore ses tics d’écriture, un peu pénibles sur les bords : saturations à répétition, structure en couplet chanté/refrain gueulé. Du son. Et des textes, transcription de tout l’univers naïf et décalé tel que dépeint dans les carnets du Christ grunge, véritables contes pour enfants perturbés du style Kurt chez BouseuxLand. Avec tout ce que ça comprend : allusions pédophiliques ("Floyd The Barber"), haine totale et irrémédiable de soi ("Negative Creep"), maigre confort éthylique ("Scoff"), paysages glauques et absurdes traversés par quelques personnages fictifs ("Mr Moustache"). Le tout est incroyablement dense et maîtrisé même si les compos n’atteignent pas encore l’intensité des futurs chef d’œuvres ("Lithium", "Teen Spirit" ou le trop méconnu "Frances Farmer Will Have Their Revenge On Seattle") . Mais le talent est déjà là, dans sa forme la plus pure. Non coupée. Pour apporter un peu de variété, Nirvana se fend d’une reprise des Schoking Blue, "Love Buzz", que le groupe magnifie avec l’ardeur du bûcheron. Et puis il y a "About A Girl". Certes, le ton est plutôt musclé, par rapport à la version originale du titre, plus acoustique, mais l’innocence et la sincérité pointent comme jamais. On sait qu’à l’époque Cobain avait déjà composé des purs morceaux pop comme "Polly", mais obsédé par l’éthique punk, ce dernier refuse de graver sur disque ces élans mélodiques, qu’il assimile de façon abusive à des dérives mercantiles, craignant probablement les réactions outrées des tenants de la doctrine underground, lesquels vont chercher des compromissions là où il n’y en a pas.
Qu’importe. Même aujourd’hui, alors que le grunge semble remonter à la préhistoire, malgré les Nevermind et In Utero qui suivront, Bleach se tient toujours debout, sur ses 13 titres obscurs et butés, dessinant la figure d’un Kurt Cobain que Gus Van Sant ne voudra jamais filmer. Celle d’un croyant qui a placé une foi aveugle et absolue dans le punk rock. Ce disque est son bréviaire, avec ses vérités et ses errements. A l’heure où l’on ne fait que ressasser encore et encore les circonstances de la mort du chanteur de ce groupe avec un acharnement limite dégueu, mieux vaut se repasser à fond les ballons les ritournelles blafardes de cet excellent disque... punk.