The Stooges
Raw Power
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1- Search And Destroy / 2- Gimme Danger / 3- Your Pretty Face Is Going To Hell / 4- Penetration / 5- Raw Power / 6- I Need Somebody / 7- Shake Appeal / 8- Death Trip
Surpasser Fun House… Tel était le mantra que se répétaient Iggy Pop et ses séides au moment d’enregistrer Raw power. Les gars revenaient de loin. Pour coller à leur réputation de vauriens du Midwest, les Stooges se vautrent dans une odyssée de la défonce des plus hards, voyant l’Iguane sombrer dans une folie autodestructrice lors de concerts apocalyptiques. Recruté pour pallier l’éviction du bassiste Dave Alexander, James Williamson débarque… Et relègue de facto Ron Asheton à la basse ! Ron Asheton, un des membres fondateurs du groupe et grand architecte sonique des deux précédents albums (et accessoirement amateur d’uniformes nazis) rétrogradé comme un musicien d’appoint… Rejeton putatif d’une union démoniaque entre Jimmy Page et Keith Richards, Williamson, avec sa gueule de tueur en série, va projeter le groupe dans une nouvelle dimension, plus dure, plus en phase avec son époque. Comme de bien entendu, Iggy Pop se met rapidement à la colle avec lui, partant dans un trip de jumeaux maléfiques à la Jagger-Richards et délaissant quelque peu les frères Asheton. Leur maison de disque (Elektra) leur oppose une fin de non-recevoir définitive après la découverte des nouveaux titres, terrifiée par l’agressivité de cette nouvelle musique. Pour compléter ce tableau de loosers devant l’Eternel, Scott Asheton, le batteur, bousille le camion de tournée du groupe en s’encastrant sous un pont… Et la mythique "Fun house", théâtre de tous les excès du groupe, est rayée de la carte. On ne donne pas cher de la peau des Stooges.
C’était sans compter sur l’exceptionnel instinct de survie d'Iggy. L’Iguane change de peau, se refait une santé et fait une rencontre décisive pour la suite de sa carrière : celle de David Bowie. Fin 1971, le "Thin white duke" n’est pas encore la superstar du Glam qu’il s’apprête à devenir. En bon saint-bernard du rock (il a aussi secouru Mott the Hoople et Lou Reed), Bowie tend la main à Pop et lui présente son manager qui lui offre un nouveau contrat, suite à une opération séduction d’Iggy à l’encontre du big boss de Columbia records avec un pot-pourri de Frank Sinatra chanté au pied levé sur son bureau… Et habillé s’il vous plaît ! Iggy et Williamson dans l’escarcelle de Bowie, les trois hommes s’envolent pour Londres afin de donner une descendance à Fun House. Mais après avoir épuisé une centaine de musiciens, Iggy fait amende honorable et rappelle les frères Asheton à la rescousse. Le line-up définitif est en place pour enregistrer Raw Power.
Un nouveau monde émerge avec "Search and destroy". Transfiguré par l’attaque ultra-violente de Williamson, Iggy feule comme une chienne en chaleur, dégueulant sa meilleure prose ("I'm a street walking cheetah with a heart full of napalm", "Je suis un guépard des rues avec un coeur plein de napalm"). La rage des revanchards au fond des tripes, l’Iguane veut montrer qu’il est loin d’être fini… A l’instar de Ron Asheton, qui dans sa chute de la hiérarchie stoogienne, reporte sa frustration sur son nouvel instrument qu’il va faire sien avec une aisance déconcertante. Là où Fun House semblait avoir encore un orteil dans les sixties, Raw Power déboule avec pertes et fracas dans cette nouvelle décennie, sonne le glas des minces espoirs du Flower Power, pour nous dire que foutu pour foutu, autant tout mettre à feu et à sang. Toutes les calamités à venir sont encapsulées dans ce déluge démentiel : le bourbier du Vietnam, le raz-le-bol d’une jeunesse aux abois, une société déliquescente dominée par la violence ordinaire et inféodée par le sexe facile. Des escrimeurs sont même conviés en studio, d’où le tintement des sabres que l’on peut entendre succinctement au casque.
Contraint par Columbia d’inclure une balade par face (???), le quartet propose la vénéneuse "Gimme danger". Williamson montre l’étendue de ses talents avec ces splendides parties de guitares acoustiques ayant pour contrepoint ces entêtantes mais néanmoins géniales notes piano répétées qui maintiennent une tension permanente (procédé piqué au Kinks de "You really got me", les Stooges s’en feront une spécialité). A l’aune de ses deux titres, la brutale déchéance de Ron Asheton saute aux oreilles. Ce dernier se montrait trop limité pour faire franchir un cap dans l’ultraviolence voulue par le groupe. A l’image de Jim Morrison, Iggy voulait devenir le symbole vivant du sexe. "Your pretty face is going to hell" est un hymne bien dégueulasse, misogyne au possible, d’un jeune loup assoiffé de stupre qui utilise les nanas comme des mouchoirs pour assouvir sa dose quotidienne de sexe. "Penetration" se passe de commentaires. Williamson, la malveillance faite homme, usine un riff puissamment évocateur, transe hypnotique sur laquelle Iggy hulule, piaille, singe une performance inédite : il donne l’impression de crier tout en chuchotant. Pensez au dieu Pan venu nous charmer avec sa flûte enchantée pour nous traîner dans ses mythiques bacchanales où les pires turpitudes sont permises, voire encouragées. Le tandem Iggy-Williamson décolle le papier peint, renvoyant le duo Jagger-Richards (pour le meilleur), Tyler-Perry (pour le pire) dans les cordes. Les riffs-killers de Williamson poussent le showman dans ses retranchements, qui en retour titille le cerveau carbonisé de son compère avec ses textes toujours plus salaces, modus operandi éprouvé de l’iguane pour pousser toujours plus loin ses guitaristes.
"Raw power" lorgne du côté de Little Richard et d’un rock plus conventionnel, sauf que là les paroles sont "légèrement" plus crues : Iggy prévient une jeune femme que le "raw power" va s’abattre sur elle. Ce "pouvoir cru" désigne le pouvoir que l’on acquiert, après quelques mois d’abstinence sexuelle. Théorie fumeuse d’un macho sans limites ou pas, Iggy n’a pas dû connaître ça très souvent… Nécessaire concession promise à la maison de disques, "I need somebody" remplit son office de low-tempo avec cette menaçante oraison blues hantée par la voix fangeuse de ce Sinatra d’outre-tombe qu’est Iggy. Les accélérations speed-metal de "Shake appeal" vont comme un gant à l’iguane et à son tropisme de folie furieuse. Son ténor de prima donna semble imploser sous les coups de boutoir de la section rythmique panzer des frères Asheton. Les handclaps donnent un vernis catchy bienvenu au milieu de ce délire sonore. Ce contorsionniste d’Iggy a beau se rouler dans du verre pilé, sortir son engin sur scène, il sait déjà son projet condamné d’avance par une industrie musicale inepte à saisir la magie d’une telle baffe. Ce sera "Death trip", dernier tour de manège avant de monter sur l’échafaud de la bienséance complaisante, les bruissements de tôle froissée de Williamson en guise de trompettes de l’Apocalypse.
Et pour boire le calice jusqu’à la lie et bien s’étouffer avec, Iggy, plus en état de quoi que ce soit, cède les bandes de son bébé à Bowie pour ce qui sera une des plus grandes controverses de l’histoire du rock. Bien qu’imparfait, le mix original de Bowie porte au pinacle les voix hurlantes d’Iggy et les guitares rageuses de Williamson (il apporte un écho incroyable sur les arpèges de "Gimme danger" grâce à une machine appelée "Timecube"), mais enterre les lignes de basse de l’aîné des frères Asheton et laisse entendre des variations de niveaux sonores malvenues. Le mixage de Pop de 1997, tant attendu, n’apportera rien. Mais trêve de blabla. Que ce soit au jour de sa naissance comme pour son cinquantenaire, Raw power trônera en majesté pour l’éternité comme l’une des sept merveilles du rock , les générations successives (au hasard… le Punk) subjuguées par le jusqu'au boutisme, l’absence de concessions, la transgression extrême de ce glaviot fielleux, essence originelle de notre style musical adoré.