À Pierre-Yves, sa femme Anne, ainsi qu'aux 87 autres victimes du Bataclan.
Samedi 14 novembre 2015. Pour beaucoup, ce lendemain de terreur marqua le premier jour du reste de leur vie. Pour d’autres, il n’a tout bonnement jamais eu lieu, celle-ci demeurant encore en suspens depuis l’horreur des évènements du 13 novembre. Au-delà des blessures physiques, ces survivants partagent le souvenir indélébile d’une explosion de barbarie inepte, le sifflement des balles se mêlant aux cris d’épouvante à mesure que le temps frôlait l’inertie. 89 personnes n’ont pas survécu au baiser du démon ce soir-là ; les autres ont vu leur vie s’arrêter au son de ce morceau désormais maudit des Eagles of Death Metal.
Maudit, vraiment ? À l’heure où Jesse Hughes et sa troupe remontent enfin sur scène et où ce-dernier souhaite par-dessus tout être le premier à fouler les planches d'un Bataclan ressuscité, “Kiss the Devil” s’apparente pourtant plus que jamais à un espoir de voir un jour ce stigmate complètement cicatriser. Car c’est une certitude : Paris entendra de nouveau ce “tsi-tsi poum-poum tacatac” résonner un jour ou l’autre. Alors seulement pourra-t-on envisager de définitivement tirer un trait sur cette soirée tragique du vendredi 13 novembre 2015.
Un détail revenait souvent dans les témoignage des rescapés : c’était un set d'anthologie. En définitive, c’est aussi d’une moitié de concert de folie qu’ils se sont vus priver, et il paraissait de ce fait indispensable d’apposer un point final à cette histoire inachevée pour leur permettre de guérir. Ils étaient ainsi près de 900 - certains encore en convalescence de leurs blessures - à venir réclamer leur dû, trois mois et trois jours plus tard, dans un Olympia affichant complet.
Quatre-vingt-quinze jours
Pas moins de trois points de passage - dont un premier tenu par des forces de l’ordre armées en conséquence - étaient requis pour pouvoir accéder au périmètre de sécurité dressé sur le boulevard des Capucines. À n’en pas douter, l’Olympia était l’endroit le plus sûr de la capitale ce soir. Sur le trottoir opposé, fait face au nom du groupe en lettres rouges une meute de caméras rivées sur la façade, en plus des journalistes présents aux abords de la file d’attente. Une cohue médiatique qui ne tarde pas à provoquer chez moi une forme de malaise : parce que je n’étais pas présent au Bataclan, quelle légitimité ai-je à être présent aujourd’hui ? Ce concert hommage ne devrait-il pas être réservé aux seuls rescapés et avoir lieu dans l’intimité la plus totale, loin de l’œil inquisiteur des caméras ?
Une atmosphère pourtant chaleureuse se dégage du lieu : les sourires sont sincères et les échanges spontanés. Même Philippe Manœuvre succombe à l’authenticité de la scène et s’affiche ce soir, littéralement, à visage découvert. Le malaise s’estompe rapidement et fait place à une sensation de quiétude totale. Quelques spectateurs ont déjà investi une fosse remarquablement déserte en comparaison des marches du hall. Près des issues de secours où de nombreux rescapés viendront prendre place, une cellule psychologique est à disposition de ceux ressentant le besoin de parler. Sont également présents des membres de l’association d’aide aux victimes
Life for Paris : un dispositif exceptionnel pour soulager ceux qui ont vécu l’horreur.
Medina Rekic était l’une d’entre eux : blessée lors de l’attaque, la fougueuse autrichienne s’agite pourtant à un rythme effréné sur scène, épaulée par son collègue batteur Hansjörg Loferer. Ayant déjà assuré la première partie des Eagles of Death Metal au Bataclan, les White Miles rempilent et chauffent leur auditoire grandissant à grands renforts de riffs dopés à la disto et soutenus par une cymbale crash rugissante. Le blues stoner du duo fait mouche, les spectateurs remuant sans concession au rythme d’une batterie syncopée terriblement groovy. Guitare et caisse claire tous azimuts, les White Miles fascinent et récoltent applaudissements et acclamations en cascade de la part d’un public prêt à en découdre. L’inquiétude a cédé sa place à la ferveur, puis à la frénésie alors que les lumières s’éteignent pour accueillir les Eagles of Death Metal.
They came to make a bang !
Deux minutes d’une standing ovation bouleversante accompagnent “Il est cinq heures, Paris s’éveille” de Jacques Dutronc. Jesse “Boots Electric” Hughes fait son entrée sur scène drapé dans une immense cape rouge Freddie Mercury-esque, rapidement rejoint par ses camarades : Dave Catching, Matt McJunkins… et Josh Homme - Julian Dorio viendra compléter l’effectif plus tard. Habituellement absent des tournées, Baby Duck est venu en personne rendre hommage à la capitale, lui qui devenait père pour la troisième fois seulement trois jours plus tôt. Ému aux larmes, Jesse salue le public avec frisson avant d’empoigner sa guitare et signer un cœur au public. Depuis son kit de batterie, Josh Homme donne le tempo pour un “I Only Want You” survolté qui déchaîne les passions au sein de la fosse. En effervescence, le public se lance dans un pogo mémorable - le premier d’une longue série - avant que le groupe ne marque une pause : “Quatre-vingt-neuf secondes de silence s’il vous plaît, réclame Jesse. Prenons un moment pour nous souvenir, après quoi la fête reprendra.”
Josh Homme relance alors la machine qui conclue le morceau avec fracas. Sous un tonnerre d’applaudissements, le groupe entame “I Came to Make a Bang” pour une foule aussi passionnée que folâtre : succombant à l’entrain manifeste des californiens, celle-ci chante, danse et pogote avec ferveur. L’Olympia, qui baigne désormais dans une insouciance presque désinvolte, héberge une grand-messe rock ’n’ roll consacrant l’allégresse de la vie parisienne. “Je suis parisien maintenant.” proclamera fièrement Boots plus tard dans la soirée, entre deux déclarations d’amour adressées à ses amis. Ceux-ci réclamaient un concert de folie ? Qu’à cela ne tienne : galvanisés par la ferveur fanatique du public, les Eagles of Death Metal transcendent chagrin, peine et douleur et délivrent au travers de leur rock goguenard et festif une leçon d’optimisme bouleversante : “Personne ne nous arrêtera ce soir.”
Pas question de se laisser aller aux élans de tristesse ou aux idées noires : le temps est à la catharsis par le rock ’n’ roll, et “Silverlake”, “Just Nineteen” ou “Cherry Cola” sont autant de rengaines qui résonnent comme un ode à la liberté et à la joie de vivre. C’est d’ailleurs au cours de cette dernière que Boots arborera une écharpe tricolore tricotée par un membre du public, tandis qu’il fracassera sa guitare sur scène lors de “Nineteen”. Le set, oscillant entre classiques et nouveautés tirées de Zipper Down, communique à l’assemblée énergie et bonne humeur. Sur scène, l’ambiance se veut espiègle : Josh Homme, lorsqu’il ne joue pas, se recoiffe en fumant sa clope, accompagnant sporadiquement Julian Dorio au tambourin ou à la cowbell. Jesse, de son côté, répond au défi du public en avalant sa bière cul sec. Bien que le souvenir du 13 novembre demeure présent, la joie communicative des Eagles of Death Metal met du baume au cœur et réchauffe une atmosphère désormais aux antipodes du larmoyant.
Bleu, blanc, rouge
“C’est un moment émouvant pour moi, donc si ma voix déconne sur cette chanson, vous ne m’en voudrez pas.” Tel fut l’accord passé entre Boots et son assemblée avant que ne démarre le débridé “Silverlake”, accueilli avec un enthousiasme non-feint. Chacun ira même jusqu’à prendre part au spectacle, le public reprenant d’une seule voix l’hymnique “I Love You All the Time”, together voilà. Animé par un insatiable appétit de décibels, celui-ci se repaît au son des “Miss Alyssa” et autres “Reverend”, l'entraînant “Secret Plan” se voyant quant à lui dédié à Nick Alexander, responsable merchandising du groupe décédé au Bataclan. Le set se conclue sur un “Wannabe in L.A.” endiablé auquel la fosse répond avec ardeur, le morceau, rebaptisé “Wannabe in Paris” l’espace d’un soir, étant prétexte à une avalanche de slams. C’est ainsi face à un Olympia sens dessus dessous que les Eagles of Death Metal quittent la scène, non sans récolter au passage les acclamations d’un public en transe.
Six minutes d’applaudissements et de standing ovation s’écouleront avant que Jesse ne réinvestisse la scène, seul, arborant sous ses traditionnelles bretelles rouges une chemise noire ornée d’ailes d’aigle tricolores. “Vous n’avez pas idée à quel point je vous aime, putain.” déclare-t-il avant d’empoigner une guitare à la finition bleu-blanc-rouge. Aux différentes réclamations des spectateurs, il répondra finalement par “Brown Sugar”, épaulé par ses amis sur le refrain de ce morceau signé Jagger/Richards. Ses autres amis, ces “bandits du rock ’n’ roll” comme il aime les appeler, le rejoignent ensuite, tous vêtus de la même chemise - exception faite de Josh Homme. Le rappel se poursuit avec une autre reprise puisque c’est avec “Save a Prayer” que le groupe fait monter l’émotion dans la salle, le public scandant en chœur les paroles du refrain.
Le plancher de l’Olympia se met ensuite à trembler sous les élans de la fosse alors que se dessine sous les traits de “Boy’s Bad News” un final qu’on devine exceptionnel : c’est à “Speaking in Tongues” qu’il revient de clore la soirée, mais celui-ci durera, Boots n’hésitant pas à s’éclipser pour s’adonner à un épique duel de six cordes avec Davey Jo’ depuis le balcon. C’est ainsi à une joute musicale de près de dix minutes qu’assiste un Olympia en délire, les acolytes dialoguant par solos interposés et se surpassant à chaque fois un peu plus. Josh Homme et Julian Dario feuillettent ensemble le programme de la tournée pendant que Matt McJunkins immortalise la scène à l’aide de son smartphone, ce-dernier s’adonnant à son tour à une démonstration de force - sur quatre cordes cette fois-ci - une fois Jesse redescendu de son perchoir. Le dernier mot reviendra à Dave Catching qui, malgré les mises en garde amusées de son chanteur, choisira de jouer son ultime solo les yeux bandés. C’est finalement Josh Homme qui sonnera la fin des hostilités à l’aide de sa cowbell, suite à quoi le groupe au grand complet achèvera sa glossolalie finale. Applaudissements, acclamations, larmes de joie : le triomphe est total, les Eagles of Death Metal ayant délivré deux heures d’une musique la plus sincère, la plus dévouée, la plus reconnaissante possible envers leurs amis, et pour cela, on ne saurait leur dire qu’une chose. Merci les gars. Merci, putain.
Quatre-vingt-quinze jours ont séparé le drame du Bataclan de ce retour triomphal et émouvant dans la capitale. Quatre-vingt-quinze jours à espérer la fin d’une soirée qui a viré au cauchemar. Quatre-vingt-quinze jours pour revenir de l’Enfer. Ils s’y étaient engagés et ont tenu parole : les Eagles of Death Metal sont revenus délivrer un message d’espoir qu’il nous est nécessaire de nous répéter encore et encore, inlassablement. Mais plus important encore, les Eagles of Death Metal ont offert une revanche inespérée aux rescapés du 13 novembre : une célébration de la vie, de la musique, du rock ’n’ roll, qui on l’espère saura soulager les douloureuses stigmates que portent ces trompe-la-mort. Pour eux, le concert du Bataclan est enfin arrivé à son terme, après quatre-vingt-quinze jours.
Setlist : 1. I Only Want You - 2. Don’t Speak (I Came to Make a Bang) - 3. So Easy - 4. Complexity - 5. Whorehoppin’ (Shit, Goddamn) - 6. Silverlake (K.S.O.F.M.) - 7. Oh Girl - 8. I Love You All the Time - 9. Cherry Cola - 10. The Reverend - 11. Got a Woman - 12. I Got a Feelin’ (Just Nineteen) - 13. Stuck in the Metal - 14. Miss Alyssa - 15. I Like to Move in the Night - 16. Secret Plans - 17. Wannabe in Paris
Rappel : 18. Bag O' Miracles - 19. Brown Sugar - 20. Save a Prayer - 21. I Want You So Hard (Boy’s Bad News) - 22. Speaking in Tongues