
Harmonium
Si on avait besoin d'une cinquième saison
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Affirmons-le haut et fort : le fantasme d’une uniformisation de la musique populaire dans les années 1970, moulée sur les canons anglo-saxons, a été battu en brèche par le rock progressif. Partout, ou au moins en Europe et en Amérique, des groupes ont su se réapproprier la grammaire progressive pour l’acclimater à leur propre réalité culturelle : la langue vernaculaire ou les emprunts méditerranéens et classiques en Italie, le goût pour les expérimentations et la lutherie électronique en Allemagne, la poésie théâtrale ou le délire situationniste en France… Il n’est aucune contrée où le rock progressif n’ait possédé des traits esthétiques particuliers.
Au Canada, les particularités stylistiques suivent les frontières linguistiques : la scène progressive anglophone est très proche de celle du Midwest, riche en guitares saturées et donc proche du hard-rock glissant vers l’AOR, alors que la scène francophone s’approche du courant hexagonal, dans son versant symphonique théâtrale et poétique, tout en exprimant bien sûr des spécificités locales.
Le Canada francophone en général, et le Québec en particulier, furent une terre fertile pour le rock progressif, avec bon nombre de formations cultes comme Pollen, Maneige, Sloche, Octobre, Morse Code et surtout Harmonium, qui jouit d’une dimension au moins aussi importante qu’Ange en France.
La scène québécoise possède une dernière particularité qu’incarne bien Harmonium : elle peut être porteuse de revendications politiques liées aux particularismes de la Belle Province, notamment en ce qui concerne les enjeux linguistiques. Le choix du chant en français n’est donc pas qu’une facilité d’usage, mais bien une affirmation identitaire liée à un contexte géographique et politique donné. Dans les années 1960, le Québec connaît une ère de modernisation, une "révolution tranquille" orchestrée par le Parti libéral qui offre aux citoyens la possibilité d’être "maitre chez eux" (c’est leur slogan) par des réformes instaurant l’État providence. Mais les libéraux sont vite débordés par les indépendantistes comme René Lévesque, qui finit par unifier les courants nationalistes en 1968 au sein du Parti québécois, faisant ainsi entrer la question identitaire dans les urnes. La langue française est un des thèmes centraux de ce mouvement, associé à un renouveau culturel qui touche la chanson mais aussi le rock : formé en 1972, le groupe Harmonium choisit le français pour écrire sa musique et devient dès 1973 une formation à succès sur les planches. Ces dernières peuvent être celles des estrades de René Lévesque, puisqu’Harmonium ouvre à plusieurs reprises les meetings du leader nationaliste.
Dans les bacs, le groupe rencontre un premier triomphe en 1974 avec son album Harmonium, dominé par la chanson et l’esthétique folk. Le tournant progressif n’est emprunté qu’en 1975 avec leur deuxième opus, Si on avait besoin d'une cinquième saison, un titre poétique qui invite à fantasmer une nouvelle saison imaginaire. L’opus brille par sa richesse instrumentale permise par le talent et la polyvalence des différents musiciens, mais aussi par la variété des registres qu’il aborde. Sur "Vert", une chanson délicieusement désuète, la flute printanière et le chant choral évoquent les rêveries hippies, néanmoins cadencées par un rythme de bossa et relevées par des développements instrumentaux jazzy. L’estival "Dixie" regarde vers le sud des États-Unis, déployant une esthétique country, aussi kitsch qu’un fond sonore de saloon dans sa partie instrumentale, mais impressionne par la virtuosité guitaristique en picking. La bossa peut également être au service de la mélancolie des feuilles mortes sur "Depuis l’automne…", dont les claviers et le mellotron confère la dimension progressive et atmosphérique sublimée par la guitare arabisante. Sur "En pleine face", le froid de l’hiver est enfin symbolisé par les ondes Martenot, un instrument électronique pionnier du début du XXème siècle, puis l’accordéon annonce le retour du soleil.
Qu’en est-il alors, de cette cinquième saison qui intitule l’album ? C’est le sujet d’"Histoires sans paroles", une très longue suite instrumentale en cinq actes, qui n’est pas sans faire penser à Mike Oldfield, en plus folk néanmoins – la pièce est riche d’arpèges, de lignes de guitare et de flute, qui inscrivent cette saison synthétique dans un registre folk-progressif, parfois angoissant, parfois cadencé au rythme d’une valse.
Depuis l’autre rive de l’Atlantique, il serait bon de prendre la mesure de cette pierre de touche de la culture musicale de nos lointains cousins et de rendre les hommages à cette pièce incontournable du patrimoine progressif international, qui mérite sa place aux côtés de L’Heptade, ultime album du groupe voyant le jour en 1976.
À écouter : "Vert", "Histoires sans paroles"