
Bruce Springsteen
The Ghost of Tom Joad
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1- The Ghost of Tom Joad / 2- Straight Time / 3- Highway 28 / 4- Highway 29 / 5- Youngstown / 6- Sinaloa Cowboys / 7- The Line / 8- Balboa Park / 9- Dry Lightning / 10- The New Timer / 11- Across The Border / 12- Galveston Bay / 13- My Best Was Never Good Enough


H.G.
Il faudrait emprunter la Time Machine de Herbert George Wells pour retourner dans le passé du rock et modifier son histoire. Pour créer un monde anticipativement dystopique où, en 1995, Bruce Springsteen aurait encore été un parfait inconnu. Pas un barde barbu post-Dylan devenu – presque par accident – un héros américain bodybuildé.
C’est qu’il faudrait appréhender The Ghost Of Tom Joad sans jamais avoir entendu "Born To Run" (et ses éreintantes couches instrumentales spectoriennes), "The River" (et ses désillusions sociales) ou "Born In The USA" (et son agaçante caisse claire).
Un Springsteen sans le grand barnum des tournées triomphales, américaines puis mondiales.
Un Springsteen sans les brillants pistoleros du E Street Band.
Un Springsteen sans une kyrielle de disques multi-platinés.
Juste un type quelconque avec des western boots poussiéreuses, une guitare acoustique et, dans son sac en bandoulière (la fameuse "Matilda" des saisonniers vagabonds), tout le poids du passé social d’une nation en déréliction.
Prix Nobel
Il est pratiquement impossible pour un non-anglophone de comprendre "immédiatement" The Ghost Of Tom Joad parce que l’âme de l’opus est cachée dans les textes. De Steinbeck puis de Springsteen. Et les non-anglophones lisent peu les textes. Même ceux du Prix Nobel de littérature 1962.
Pour éclairer le propos, au risque de le caricaturer, on peut penser que Steinbeck – auquel se réfère fort explicitement The Boss – est aux États-Unis ce que Émile Zola est à la France. Le naturalisme en moins. Certes, on peut chicaner sur la comparaison. Mais il y a la même approche réaliste. La même conscience sociale. Les grands espaces géographiques en plus pour Steinbeck. La Californie à la place du vestibule des Rougon-Macquart.
Donc il y a eu Étienne Lantier pour Émile. Et il y a eu Tom Joad pour John.
Personne (ni Georges Brassens, ni Catherine Ribeiro, ni Damien Saez, ni Léo Ferré) n’a jamais explicitement "chanté" le fantôme d’Etienne. Mais Bruce, lui, a chanté le fantôme de Tom.
Mais personne n’attendait un album pareil du Boss en 1995. Personne. Alors, forcément, The Ghost Of Tom Joad a été accueilli fraîchement. Même pas dans le Top10 américain. Ni dans le Top10 anglais.
Après neuf albums qui avaient tous explosé les charts, ça a fait un poil désordre...
L’opus, malgré une réelle appréciation critique, est celui qui s’est le moins bien vendu de toute la discographie du "Nouveau Dylan". Une goutte d’eau dérisoire dans le torrent des 140 millions d’albums écoulés à ce jour.
Et ça, admettons-le, c’est dommage.
Pire encore, c’est très injuste...
Parce que...
Parce que The Ghost Of Tom Joad aurait été probablement le meilleur album de Bruce Springsteen s’il n’y avait pas eu The Boss avant. C’est juste une théorie.
Allez, on rembobine à nouveau le fil de l’histoire ! Depuis 1989, Bruce Springsteen construit ce que ses aficionados appellent sa "carrière solo". Une carrière émaillée par des albums un peu mous du genou et, ponctuellement, par quelques hit-singles improbables (comme l’affreusement synthétique "Streets Of Philadelphia").
En 1995, l’homme réunit son E-Street Band pour enregistrer quatre titres qui doivent enrichir une compilation. Et il y a une étincelle. Mais, avant de replonger dans le grand Barnum, The Boss a un Magnum Opus à concrétiser en solo (2).
Ce sera The Ghost Of Tom Joad.
Low-Fi
L’horrible pochette (un vrai repoussoir militant) est signée Eric Dinyer, un artiste underground conceptuel, provocateur et dépressif qui s’est (probablement) suicidé en 2021.
Proche du "home studio", la production volontairement "Low-Fi acoustique cracra" de Chuck Plotkin (un habitué du Boss et de Bob Dylan) ne favorise certainement pas une première écoute et ajoute à la sensation dépressive qu’inspire l’opus dans son ensemble. Il faut par ailleurs beaucoup d’attention pour se rendre compte de la présence (ponctuelle) de dix musiciens additionnels (3) dont les interventions, souvent spectrales, s’égarent dans le mixage pour ne laisser planer que le souvenir d’une voix feutrée, d’une guitare sèche à ritournelles et d’un harmonica qui souffle des notes tristes.
Un hommage déguenillé au folk militant d’antan.
Coucou Guthrie !
Plus de maison, plus de boulot, plus de paix, plus de repos / Bienvenue dans le nouvel ordre mondial (4).
Patiemment (et longuement), l’album dépeint des misères sociales. Banales. Communes. Quotidiennes. La misère "à la Tom Joad" (pour la plage titulaire). Celle du taulard qui quitte son pénitencier et qui se demande s’il n’y était pas mieux que dans la société des hommes libres ("Straight Time"). Celle des petits Bonnie & Clyde d’occasion ("Highway 29"). Celle des ouvriers victimes de la déliquescence de l’industrie sidérurgique ("Youngstown" - 5). Celle de Le Bin Son, un réfugié vietnamien confronté à l’ultra-violence des vétérans américains (« Galveston Bay »). Celle du flic des frontières qui s’amourache d’une jolie Mexicaine ("The Line"). Celle de Spider, un gamin paumé qui se prostitue et deale dans un parc fréquenté par la bourgeoise de San Diego ("Balboa Park"). Celle de Miguel et Louis, deux frangins, clandestins mexicains, qui franchissent la ligne blanche pour en payer le prix fort ("Sinaloa Cowboys"). Celle des nouveaux pauvres issus d’une classe moyenne sacrifiée par l’outil capitaliste ("The New Timer"). Celle des paumés qui n’ont nulle part où aller ("Across The Border") …
Le propos est sans fin. Il est difficilement supportable. Parce qu’il nous confronte à notre réalité.
Et, à moins d’être sourd et aveugle, notre réalité de 2025 est encore pire que celle de 1995.
Folk transcendé
Ce qui fait l’extrême beauté de The Ghost Of Tom Joad c’est la capacité – ponctuelle – de Bruce Sprinsgteen de transcender les codes de la folk music.
Quelques titres – les plus brillants à écouter – se démarquent des standards du genre. La plage titulaire est superbe. "Highway 29" a un pouvoir narratif inhabituel qui transporte une petite cavale sanglante en récit biblique. "Youngstown" (qui a ma préférence) est d’une richesse incroyable même si elle souffre un peu d’une évidente parenté mélodique avec "Turn the Page" de Bob Seger. "Across the Border" vaut pour son duel extraordinaire entre les tonalités mexicaines du violon de Soozie Tyrell et les réponses "western" de l’harmonica. Et le satirique "My Best Was Never Good Enough" clôture plus que brillamment l’opus.
Si la guitare de Guthrie était une machine susceptible de tuer les fascistes, celle de Springsteen se contente de constater la misère sans vraiment évoquer des pistes de solution ou prêcher pour une révolution.
Comme si, dans notre monde, cette fameuse misère était trop indurée et – surtout – trop protéiforme pour encore être combattue utilement.
Dans un monde dystopique (on y revient toujours) où l’empathie est devenue un handicap social (6) et où il se trouve de plus en plus de miséreux, écouter (et, surtout, entendre) The Ghost Of Tom Joad est presque devenu un devoir civique.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous hantés par les fantômes des Tom Joad ou Étienne Lantier (ou Spider ou Le Bin Son ou Miguel et Louis). Et ces spectres se nourrissent de nos inactions, nos désengagements politiques, nos renoncements, nos convenances, nos démissions, nos égoïsmes et nos lâchetés.
Nous portons tous notre part de responsabilité dans la misère du monde.
"Debout, les damnés de la Terre !" comme disait l’un…
"Et merde aux cons !" comme disait l’autre
(1) Ce chapeau est extrait d’un discours syndical du mitan des seventies, prononcé dans le bassin liégeois alors que les premières menaces de démantèlement de l’industrie sidérurgique se pointaient à l’horizon. La région est aujourd’hui un désert économique et social.
(2) Avant de rempiler avec le E-Street Band, le Boss s’offrira une tournée acoustique – The Tom Joad Tour – durant laquelle il exploitera son album solo tout en complétant la set-list par des versions très déstructurées de quelques hit-singles emblématiques.
(3) Musiciens parmi lesquels on retrouve Gary Tallent sur deux titres et Dany Federici sur cinq.
(4) Extrait de la plage titulaire.
(5) Je suis né dans une ville autrefois prospère qui a vécu exactement le même destin. Ce titre résonne curieusement dans mon âme parce qu’une partie de mon enfance est morte avec l’extinction des hauts-fourneaux. Comme à Youngstown.
(6) Mon très cher ami sud-africain Elon Musk, le chef-électricien facho du Monde Nouveau, a récemment déclaré que le plus grand défaut de notre civilisation est son excès d’empathie. Il est amusant de constater que l’absence d’empathie est précisément considérée par les psychiatres comme le principal point commun qui caractérisait les "élites" nazies. Encore un détail de l’Histoire probablement...
Merci au Docteur Futurity pour ses encouragements et sa caution morale.
Cette chronique AlbumRock, labellisée "IA Free", a été tapée, mot après mot, par deux vraies vieilles mains humaines sur un clavier en plastique fabriqué à vil prix en Chine.