Just Mustard
Heart Under
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1- 23 / 2- Still / 3- I Am You / 4- Seed / 5- Blue Chalk / 6- Early / 7- Sore / 8- Mirrors / 9- In Shade / 10- Rivers
Vous êtes-vous jamais fait la remarque qu’une grande partie de vos décisions se jouaient généralement à des détails (survenant sur quelques minutes, voire quelques secondes) ? Vous savez, cette fameuse "première impression" qui se transforme peu à peu en une intuition tenace s’agrippant et grandissant au point d’en éclipser tout le reste ? Le plus déconcertant dans cette histoire est que tout semble nous pousser vers cette réaction plus ou moins instinctive : notre éducation, notre cadre professionnel, mais aussi une société qui cultive toujours plus le gavage digital et le besoin d’immédiateté. Tout devient alors une question de marketing et d’attractivité! Il est donc de mise de soigner son apparence, de travailler l’impact de son discours, avec une attention particulière portée à l’introduction (à noter que ce même procédé est utilisé pour cette chronique…). De là dépend la réussite de l’entreprise.
Si l’exercice peut sembler tout à fait ordinaire pour la plupart d’entre nous, d’autres s’amusent à appliquer la démarche strictement inverse ! C’est justement le ressenti que l’on peut avoir au moment d’appréhender le dernier album de Just Mustard (encore faut-il passer outre le nom ridicule du groupe ; un patronyme qui peut néanmoins prêter à sourire en cette période de pénurie dijonnaise). Le constat est frappant : de la pochette jusqu’à la musique, rien n’est fait pour que l’auditeur réitère l’expérience ! Et le pire dans tout ça, c’est que la démarche semble totalement délibérée. Qu’a t’il bien pu passer par la tête de cette jeune formation irlandaise qui s’était pourtant illustrée en 2018 avec un premier album autrement plus exaltant, exploitant une savoureuse association de shoegaze et de post-punk ?
Cette nouvelle mouture intitulée Heart Under emprunte en effet des sentiers nettement plus sombres et sinueux, rendant la première écoute assez inconfortable, voire anxiogène. Le combo semble pousser sa musique dans ses derniers retranchements, pour un rendu particulièrement abrasif : les instruments sont malmenés au point de sortir totalement de leur gamme habituelle, générant différents crissements stridents ou autres sonorités au caractère mécanique et industriel. Une sensation d’inconfort et de perte de repère s’installe alors rapidement au détour d’une structure itérative et homogène portée par le flegme d’une section rythmique presque déshumanisée. On y perd peu à peu la notion du temps et de l’espace, pris au piège d’un huis clos musical ne présentant aucune issue… Et si nous étions en fait consentants et ne cherchions tout simplement pas à en sortir ?
Aussi déstabilisante soit la première dégustation de cet étrange mets épicé, une incompréhensible sensation de "reviens-y" subsiste. Au diable la première impression ! Laissons-nous prendre au jeu en tentant de décrypter les mystères de cet univers ténébreux ! Nous pourrions en effet nous surprendre à très vite devenir addict. Pour ma part, je dois avouer éprouver un sentiment pour le moins étrange alternant entre fascination et malaise. Un sentiment que l’on retrouve aisément à l’écoute d’un titre comme "Seed", véritable incantation à la rythmique soutenue qui se révèle aussi captivante qu’inquiétante. Emergeant au milieu d’épaisses couches de basses, la voix pure et envoûtante de la chanteuse Katie Ball se pose en effet comme un repère dans la pénombre, permettant de se frayer un chemin à travers ce vacarme organisé. Peu à peu, tout finit par devenir limpide. Dès lors, on se retrouve happé par des compositions dont la partie instrumentale s’étoffe progressivement jusqu’à atteindre leur point culminant. Des morceaux comme "Still" et "I am You" auront ainsi tendance à s’immiscer lentement dans votre subconscient pour ne plus vous lâcher…
Si l’on retrouve la plupart des attributs du shoeagaze (des riffs distordus, un effet "mur de son" écrasant, un chant qui finit par se confondre avec la partie instrumentale…), il sera plus aisé de rapprocher la musique de Irlandais du post-punk sentimental de Porridge Radio, des expérimentations hermétiques de Radiohead (période The King of Limbs) ou encore du rock psychédélique de The Black Angels. Des groupes loin d’être facile d’accès, certes, mais qui ont tous cette capacité de récompenser l’auditeur persévérant en dévoilant peu à peu leurs différents trésors. Heart Under est donc un album qui s’écoute de bout en bout, mais aussi dans les bonnes conditions : plutôt en soirée, au casque de préférence, et avec un petit verre de whisky à la main si l’envie vous tente.
Alors que la première partie de l’album semble plonger vers des profondeurs toujours plus abyssales (jusqu’à un "Blue Chalk" à l’ambiance quasi étouffante), une touche de lumière émane clairement de la seconde partie. On appréciera ainsi des titres plus légers et épurés comme "Mirrors" et "In Shade" qui compensent la gravité ambiante par un refrain tout en finesse et une rythmique entrainante. Vous voilà désormais prêts à en découdre avec le final désolé et abrasif de "Rivers", une conclusion qui laisse un goût d’inachevé, mais qui n’est finalement qu’un prétexte pour faire un autre tour de platine.
Avec ce deuxième album, les Irlandais de Just Mustard sortent des sentiers battus en se libérant de toute convention. En résulte un disque peu affriolant à la première approche, mais qui pourrait avoir des effets pour le moins inattendus sur vos tympans ! Il s’agit là d’une véritable expérience sensorielle et introspective, aussi captivante qu’éprouvante : une musique qui prend aux tripes, jouant habilement sur les contrastes et générant un ensemble homogène et abrasif duquel émane une beauté ensorcelante. Heart Under risque donc de susciter son lot d’incompréhensions, mais il serait bien dommage de se laisser berner par une première impression qui pourrait vous faire passer à côté d’une belle découverte.