Mastodon
Emperor Of Sand
Produit par Brendan O'Brien
1- Sultan's Curse / 2- Show Yourself / 3- Precious Stones / 4- Steambreather / 5- Roots Remain / 6- Word To The Wise / 7- Ancient Kingdom / 8- Clandestiny / 9- Andromeda / 10- Scorpion Breath / 11- Jaguar God
S’il fallait ne retenir qu’un seul groupe estampillé heavy metal au cours de cette décennie - exercice superfétatoire et somme toute vain, on vous l’accorde -, nul doute que Mastodon serait le plus fréquemment cité. Le carré d’as d’Atlanta peut en effet se targuer d’une part d’une discographie particulièrement robuste, d’autre part d’une singularité assez rare dans le milieu du rock au sens large. Forte d’une imagerie fantastique hallucinée et de couleurs atypiques, la musique du mastodonte peut s’appuyer sur une équipe de travailleurs aussi typés que doués, quatre personnalités fortes qui impriment leur patte au sein d’une œuvre dense, foisonnante et exigeante. Combien de groupes peuvent se prévaloir d’un songwriting partagé à parts égales entre ses membres ? Combien disposent de trois chanteurs, aussi différents qu’intéressants, au point même que les parties vocales ne sont plus que des éléments musicaux noyés parmi les instruments ? Quel batteur peut prétendre rivaliser avec le jeu touffu et peu avare en roulements de Brann Dailor, si éloigné des archétypes métalleux, apportant une densité et un texture peu commune aux compositions du groupe ? Quel guitariste cherche à développer un finger picking hérité des techniques de banjo comme Brent Hinds ? On pourrait gloser encore longtemps. A l’heure où nombre de formations heavy metal se complaisent dans les stéréotypes, qu’il est rafraîchissant de se laisser emporter par des types aussi sincèrement autres.
Revers de la médaille, Mastodon ne s’est pas toujours abaissé à la hauteur de son public. Peu enclins à délivrer une œuvre lisible, soucieux avant tout de jouer une musique qui leur plaît et à l’exécuter à leur convenance, les quatre américains n’ont que rarement cherché à s’embarrasser de contraintes tant structurelles que formelles. Rugueux, violents voire tarabiscotés, les quatre premiers albums de la bête, s’ils ont interpellé les fins connaisseurs du métal lourd, ont peiné à s’imposer comme des évidences alors que les prestations live des géorgiens se montraient brouillonnes, crado, à l’image d’une production longtemps voulue boueuse et garage. Attention, ne nous faites pas dire ce que nous ne voulons certainement pas dire, nous ne pouvons que vous conseiller de vous plonger dans les Leviathan, Blood Mountain et Crack The Skye (Remission étant moins, disons, “présentable”), mais en vous préparant à de sérieuses prises de tête avant de pouvoir prendre pleinement votre pied. Changement complet avec The Hunter, sa production rutilante et son songwriting ramené à l’essentiel : d’un seul coup, Mastodon a explosé dans toute sa fureur, dans toute sa masse musicale. Album majeur, quoique sans doute pas aussi influent que cela sur les ouailles métalliques, Le Chasseur a été suivi d’un Once More Round The Sun jubilatoire, troussé en forme de best-of d’un groupe parvenu au faîte de sa maîtrise artistique, tandis qu’en parallèle les lascars effectuaient de sérieux progrès en terme de prestations live et parvenaient presque à sonner convenablement. De fait, Mastodon pêche encore régulièrement par manque de lisibilité, tant sur le fond que sur la forme, et cet Emperor Of Sand tente tant bien que mal de clarifier le propos des natifs d'Atlanta.
Tant bien que mal, car la clarification ne se fait pas forcément de la meilleure façon qui soit. Point de vue production, la reconduction de Brendan O’Brien n’allait pas forcément de soi tant sa copie rendue sur Crack The Skye s’avère passable. Il est un fait que Mastodon est un groupe très difficile à coucher sur bande : le son s’avère gras, roboratif, sémillant, partant dans tous les sens. Le résultat est ici contrasté : moins confus que sur son modèle érigé en brouillon imparfait, mais pour autant peinant encore à égaler les cisèlements incisifs du Chasseur. Le chant est certes clair, mais la batterie de Dailor, si délicate à canaliser, n’apparaît pas suffisamment aérée. Les lignes de guitares collent aux entournures et les soli apparaissent flous. En terme de compromis, l’excellent Nick Rasculinekz qui officiait sur Once More Round The Sun s’en est nettement mieux sorti. Autres travers de clarification, cette volonté de rendre le propos plus digeste, plus aéré, avec d’une part des compositions plus directes et d’autre part un traitement vocal beaucoup moins abrasif. Si le bourru Brent Hinds et le guttural Troy Sanders ont toujours voix au chapitre, jamais Brann Dailor n’avait acquis une telle importance derrière le micro. On voit déjà les fans transis de la première heure ruer dans les brancards, regretter cette compromission avec les standards grand public, en oubliant probablement que jamais Metallica n’aurait réussi à percer si la voix de James Hetfield ne s’était pas avérée un minimum agréable aux oreilles non initiées. Dans les faits, Mastodon s’en sort plutôt bien et réalise un travail particulièrement soigneux sur le chant, pesant chaque refrain, chaque chœur, chaque arrangement, avec néanmoins quelques bémols. Ainsi, le single “Show Yourself” tente de réitérer le hold up de “Dry Bone Valley” sur The Hunter mais n’y réussit que moyennement, la faute à un titre justement trop simple, trop naïf. Le morceau fait tâche à ce stade de l’écoute, précédé par un “Sultan’s Curse” se voulant comme une synthèse sans génie du style Mastodon, avec son heavy metal balancé, ses arpèges aux teintes étranges et son chant gorgé de testostérone. L’entame réalisée n’est ainsi pas à la hauteur d’un groupe de cette trempe, mais il ne faut pas s’arrêter à cette première impression moyennement avantageuse pour l’empereur des sables.
D’une part parce que ne charrions pas, les deux morceaux en question sont loin d’être mauvais, et d’autre part parce que le reste de l’album voit le niveau nettement remonter. Il ne s’en faut que de deux pièces de grande classe pour remettre tout le monde d’accord : “Precious Stones”, parfait équilibre de vélocité, de densité sonore et de nappage surnaturel, porté par des arrangements de guitare rudement efficaces et un pont technique mais limpide, et “Steambreather” avec son riff heavy grungy aussi asphyxiant que cadencé (l’une des trouvailles du disque), et son refrain tendu imparable. Dès lors, on comprend où veulent nous entraîner les géorgiens, pertinence et efficience étant les maîtres mots du disque. En témoigne des titres qui se lancent dans des portions instrumentales centrales tout en contraste, tour à tour languissantes et complexes (“World To The Wise”) ou qui se laissent emporter par des riffs stroboscopiques avant de virer au refrain stadium à reprendre en chœur les mains dressées (“Ancient Kingdom”), exercice d’équilibriste à la rescousse duquel vient un pont épatant de justesse mélodique et un solo bluesy à souhait. Ailleurs, le contraste se fait entre charge binaire endiablée et arrêt hallucinatoire en bord de route au milieu d’un pays aride peuplé de bêtes majestueuses (“Clandestinity”) ou entre l’agressivité des couplets et la douceur habitée des chorus richement harmonisés (“Andromeda”, modèle du genre, ou “Scorpion’s Breath” avec l’intervention mâle de Scott Kelly, vocaliste de Neurosis). Et quand Mastodon s’abandonne à ses allants progressifs, ça donne deux morceaux de grande classe, “Roots Remain” et “Jaguar God”, bénéficiant d’un soin tout particulier dans les guitares sèches au teint légèrement acide. Le premier brille par un pont central en orbite spatiale, trouble et épique, avec cette voix monstrueuse qui vient caresser nos tympans pendant que l’esquif, lui, survole la zone dangereuse à bonne distance de sécurité, tandis que le second impressionne par la retenue de son ouverture, avec un Brent Hinds méconnaissable, doux et rassérénant, la digression centrale se chargeant de nous emporter par tous les états émotionnels possibles.
Somme toute, Emperor Of Sand représente une écoute des plus recommandables et qui de plus se bonifie sur la durée. Certes, Mastodon a déjà fait mieux : dans le même registre, The Hunter lui est supérieur à tout point de vue. Once More Round The Sun est plus varié, Crack The Skye plus riche et progressif, Blood Mountain plus colossal. Peut-être les américains ont-ils atteint là leurs limites, celles de leur style, de leurs aspirations et de leurs capacités, condamnés comme beaucoup avant eux, en apparence tout du moins, à se répéter ou à se compromettre. Mais que l’on se rassure : ce septième album ne fait absolument pas tâche au sein d’une discographie modèle, et si tout n’est qu’une question de dosage et de justes compositions, il n’est pas dit que le magnum opus du quatuor ait déjà été écrit. En attendant, on se contentera amplement de ce que l’on a, et soit dit en passant, il n’est pas dit qu’un groupe de metal fasse mieux que cet empereur des sables cette année. A bon entendeur.