Sous son sentiment dégradé face au succès gargantuesque de
Nevermind, Cobain se retrouve alors désemparé face à la déferlante d’enregistrements pirates à la qualité exécrable et aux prix pourtant proches du viol collectif. Certaines anecdotes relatent même d’une
Courtney Love allant agresser le pauvre disquaire lambda qui osait présenter dans ses bacs le moindre disque non-officiel du trio, de quoi vous faire flipper pour le restant de vos jours à même posséder un album gravé de Nirvana. Dans le même temps, les Rois Mages de Sub Pop commencent à sentir le besoin des restes post-
Nevermind. "
Après tout, le nouveau livre sacré est déjà vieux d’un an et n‘aurait jamais vu le jour sans nous, il serait peut-être avisé de diffuser quelques vieilles paroles du prophète et en tirer bénéfice." Joli tableau : ancienne maison de disques et artistes qui marchent main dans la main dans un but commun, sortir une compilation de b-sides et autres raretés pour d’un côté récupérer un peu du fric qui s’en est allé entre les dents acérées de Geffen, et de l’autre palier l’insatisfaction du trio de voir ses œuvres bafouées par un son merdique. Tableau naïf. Nirvana, pas forcément emballé, accepte la sortie de
Incesticide du simple fait qu’on lui laisse totale liberté sur l’aspect visuel de l’album, à savoir le titre - savant jeu de mot à l’humour glauque digne de Cobain - et la pochette - une toile de ce dernier. Cependant aucune promotion ne sera faite que ce soit à l’aide de concerts ou de publicité.
"- Euh… Allo Geffen ? Ici Sub Pop.
- Ouiiiii ?
- Et ben on aurait quelques vieux titres de Nirvana qu’on aimerait sortir sous la forme d’une compil’, ça vous intéresse ? - Ouiiiii (Trop facile…)."
Le fait est que le choix des morceaux de
Incesticide se trouvent révélateurs du bon goût du premier label de Nirvana, celui-là même qui sut découvrir tant de talents à l’époque et toujours aujourd’hui, de Mudhoney aux
Fleet Foxes en passant par Sebadoh et Nebula. Quinze titres éparses d’époques différentes où quatre batteurs se succèdent, Peel Sessions de 1990, chutes de la première démo avec Jack Endino et enregistrements drainés à droite à gauche pour b-sides, singles et autres bonnes raisons parfois non concrétisées.
Titre prévu pour un deuxième album sous Sub Pop qui n’a jamais vu le jour, "Dive" est le dernier titre enregistré par
Nirvana avec Chad Channing à la batterie. Ligne de basse souple et vaseuse soupesée d’un riff d’enflure dans une approche couplet-refrain plutôt heavy, cette intro en la matière n’aurait pas fait tâche sur
Bleach. A l’écoute de ce premier morceau, on découvre ce que Cobain a fini par reprocher à
Nevermind, ce côté bien coiffé et salement accessible pour des sentiments tordus qui ne peuvent absolument pas toucher tout le monde. "
Qu’est-ce que ces foutus crétins peuvent bien trouver à cette putain de musique ?" me demandait un soir un ami quelque peu éméché à l'écoute de cet album. Traumatismes d’enfance de "Sliver" et "Been a Son", reprises de groupes inconnus ou peu appréciés comme Devo et les Vaselines dont les sévères "Son Of A Gun" et "Turnaround", adaptation punk de "Polly"… Avec
Nevermind, chacun peut donner à
Nirvana sa propre portée, et il peut sembler facile de se ranger derrière une gueule d’ange et un statut de prophète sans jamais se laisser absorber par son œuvre, juste parce dire qu’on écoute
Nirvana donne un côté cool léger et gentil rebelle même à ceux dont on aurait jamais misé sur le moindre écart de droiture. Après tout, sans lire les textes et en se limitant à certaines chansons, on en ferait aisément un groupe de classic rock avec une oreille peu éduquée. On peut-être touché par l’immédiat sans en percevoir sa possible profondeur. Un bout de la forme et pas grand chose du fond quoi.
Mais dans
Incesticide,
Nirvana ne laisse pas le choix de la mauvaise interprétation à qui y jette son oreille non aguerrie. Sa facette plus crade refait son apparition dans des titres lents, lourds et malsains, tirés des premières répétitions de 1988 avec Dale Crover, le batteur des Melvins. "Beeswax", "Mexican Seafood", "Hairspray Queen"… des plages aux arpèges et riffs poisseux et aux éructations grainées de Cobain qui feraient pâlir beaucoup de ces personnes ayant peur de dépasser "Come As You Are" sur leur album bleu au bébé nu. Dans ces titres rien ne transparait de l‘érection divine du monolithe sacré : trop glauque, trop bruyant, trop amateur… Pourtant voilà un bail que Cobain se retrouve crucifié sur l’autel d’une adoration tellement unanime et finalement si naïve, aveugle et ignorante qu’elle est souvent dérangeante. Ajouteé à
Nevermind, la puissance de la tragédie qui survient au moment où nul ne peut s’y attendre, au sommet de la gloire, donne forcément matière à rêver.
Incesticide est inégal, c’est vrai. Il possède ses moments de faiblesse caractérisés par les goûts parfois étranges dont font preuve ses auteurs : redondante niaiserie de "Molly’s Lips" ou encore longueurs amusicales des couplets braillés et torturés de "Hairspray Queen". Mais ces chansons montrent les inspirations, la maladresse et l’amateurisme certain, la face cachée du groupe qui se cache derrière
Nevermind quand le fard, les costumes et la pompe disparaissent pour dévoiler les tourments, les émotions de cuillère rougie, l’envers du mythe. Les abysses insondables de "Big Long Now" et "Aero Zeppelin" côtoient les envolées dévastatrices d’un "Aneurysm" grandiose, point d’orgue en conclusion de ces quinze titres qui portent bien à cette conclusion fatidique : que
Nirvana n’était probablement pas le meilleur groupe de la scène de Seattle mais que sans cet album à la pochette marine sorti du trou du cul de l‘état de Washington, les moisissures du grunge seraient certainement restées cachées là où personne ne vient jamais regarder. Car bien que
Nevermind ait pu trouver dans ces vingt dernières années des albums qui n‘ont absolument rien à lui envier, leurs vertus se situent ailleurs et aucun n’aura su ou même voulu remplir ce rôle de catalyseur révolutionnaire aussi soudain et ravageur que tenace et ancré.
Taking punk to the masses.