Panchiko
D>E>A>T>H>M>E>T>A>L
Produit par Owain Davies, Andy Wright
1- D>E>A>T>H>M>E>T>A>L / 2- Stabilisers for Big Boys / 3- Laputa / 4- The Eyes of Ibad / 5- CUT / 6- Sodium Chloride / 7- Kicking Cars / 8- D>E>A>T>H>M>E>T>A>L_R>O>T / 9- Stabilisers for Big Boys_R>O>T / 10- Laputa_R>O>T / 11- The Eyes of Ibad_R>O>T
En 2016, un internaute anonyme publie les photos d’un album tapissé de visages manga et forme la requête suivante : “Salut salut, j’ai récupéré ceci, ça avait l’air intéressant. Je n’ai pas trouvé de trace du disque, en tout cas en ligne. Même pour les groupes très obscurs on tombe en général sur une vieille page Myspace ou une allusion sur un forum quelconque, mais rien pour celui-ci. Est-ce que quelqu’un reconnaîtrait l’album ?”
Les quatre morceaux présents sur cet EP nommé D>E>A>T>H>M>E>T>A>L se répandent alors en ligne. Sur 4chan, l’affreuse plateforme d’où provient la publication initiale, on accueille la question avec un certain mélange de confusion et d’agressivité, comme beaucoup de signes laissent plutôt penser qu’il s’agirait en fait d’une vilaine plaisanterie, du visuel otaku stéréotypé aux notes d’accompagnement ne contenant que les uniques prénoms des quatre membres – rendant ainsi une éventuelle identification presque impossible. Certain·e·s s’interrogent également sur la musique elle-même : absolument rien de deathmetal mais à la place un alliage de britpop tardive et de dream pop marquée de textures électroniques, peu avare en samples et gravement camouflée derrière un curieux son parasite flottant sur tout l’album. Expérience glitch délibérée, export bancal de l’internaute, détérioration involontaire du disque source… personne ne se met d’accord et surtout, personne ne possède d’éléments de réponse concrets. Le mystère derrière cet EP daté de 2000 s’oublie un peu, jusqu’à ce que d’autres internautes le remettent à disposition sur Youtube et que de nouvelles communautés un peu plus aimables s’en emparent progressivement : rapidement, Panchiko devient l’objet d’une fascination avérée auprès de publics avides de lost media et de musiques oubliées.
Le dénouement aura lieu une poignée d’années plus tard, en 2020 précisément, lorsqu’un serveur discord de fans du présumé groupe (on rappelle, toujours aucune preuve de son caractère véridique à ce stade) explore une nouvelle piste en retraçant le lieu d’achat à partir du code barre présent sur la seule copie déclarée, et commence alors à prospecter tous les musiciens partageant les prénoms de la pochette dans le secteur identifié, soit le quartier de Sherwood à Nottingham. C’est ainsi qu’un certain Owain Davies, trainant accidentellement pendant cette même période sur une de ses vieilles pages Facebook inactives, se voit destinataire d’un message inattendu : complètement ignorant de la popularité récente de son projet adolescent, l’ex-musicien hallucine devant les centaines de milliers de vues réparties sur les différentes vidéos présentant cet EP promotionnel, édité à l’époque au moyen d’un ordinateur personnel en une vingtaine de disques compacts enregistrables de mauvaise facture – d’où le son corrompu, qui n’avait donc absolument rien de volontaire – et destiné à proposer la musique de Panchiko aux maisons de disques locales. Davies partage de suite la découverte de cet engouement grandissant avec ses anciens camarades et le groupe se réunit donc 20 ans après leur unique réalisation discographique, en premier lieu pour proposer une version restaurée de l’EP oublié (accompagnée de quelques inédits) qui deviendra instantanément l’un des plus gros succès de toute l’existence de Bandcamp.
__________________
L’histoire unique derrière Panchiko et ce D>E>A>T>H>M>E>T>A>L ne trouvera sûrement jamais d’équivalent, tant son enchaînement d’absurdités ne peut s’expliquer que par la période de transition technologique singulière dans laquelle le groupe a évolué, à savoir le tournant du millénaire. Au début de l’enregistrement de l’EP en 1999, cela fait déjà quelques années que les ordinateurs personnels s’installent comme des outils en passe d’être essentiels, commençant alors à s’implanter dans des foyers de plus en plus modestes principalement via la démocratisation du système d’exploitation Windows 95. A l’inverse, l’accès à internet apparaît encore comme un luxe et le réseau mondial reste de toute façon loin de sa forme participative puis sociale qui se développera tout au long des années 2000 – on entend par là une absence de plateformes centrales au-delà du moteur de recherche Google et donc aucun Myspace ou équivalent permettant de publier indépendamment ses propres productions. Les membres de Panchiko ont donc opéré dans cette fenêtre temporelle assez fine : assez loin dans les années 90 pour être capable d’enregistrer numériquement chez soi et de graver ses propres disques (le CD-R, bien que très coûteux, se popularise un peu avant les années 2000) mais encore trop tôt pour pouvoir les ordonner en ligne et donc maîtriser quasi indépendamment toute la chaîne de production.
Étrangement, D>E>A>T>H>M>E>T>A>L porte en son cœur les symboles de son exception, à commencer par le morceau titre : une composition légère, naïve et surréaliste qui suggère autant de dessins progressistes que de vieux échos de poussières, comme par conscience involontaire de sa fragilité matérielle. La boucle de cordes sépia se perd rapidement dans un ricochet d’ondes saccadées rappelant le langage éloigné d’un modem 56k, pendant qu’un ensemble d’anomalies électroniques s’accroche au chant effilé d’Owain Davies, dédramatisant et détachant sa voix de ses frustrations dérisoires. De jolis intervalles amorcent un refrain d’une douceur immaculée, juxtaposant un avertissement sonore issu de la Sega Saturn à un vibraphone candide et imparfait. "Deathmetal" joue sur les contrastes typiques des obsessions utopistes de l’époque pour une technologie organique aux circuits humanisés : il en résulte une impression de futurisme intime, introspectif – ce même lendemain que l’on pouvoir deviner de l’autre côté de la peau translucide d’un iMac G3 ou d’un Gameboy Color ; ce même horizon musical que l’on pouvait dessiner dans les mouvements les plus contemplatifs et synthétiques du OK Computer de Radiohead, influence inévitable de cet EP disparu. Dans le même ordre d’idées, on constate une obsession marquée pour le sous-genre cinématographique du mecha (par des mentions de l’anime Gundam sur ce titre ou de Neon Genesis Evangelion plus loin sur l’EP), sujet peu anodin lorsqu’il s’agit de dresser des parallèles entre humanité et progrès – et obsession en définitive assez rare pour un parolier européen pré-web social (il faudra attendre Fightstar au milieu des années 2000 pour revoir ces thématiques).
Plus loin, "Laputa" propose une variante plus éthérée de cette perspective moyennant son récit de terres suspendues, librement emprunté au Château dans le Ciel d’Hayao Miyazaki. On retrouve dans le clavier vacillant de l’introduction cette même vulnérabilité évoquée par l’intermédiaire de l’automate primaire du film d’animation, autre figure dramatique d’un avenir désuet. Cette dernière composition apparaît comme la solution imprévue d’un ensemble de courants alternatifs caractéristiques des années 90 à l’aide de sa guitare légère, son breakbeat et ses claviers rêveurs. Panchiko témoigne donc, d’une part, du crépuscule de la britpop dont l’heure de gloire commence à dater et, d’autre part, du changement de paradigme incité par le succès d’OK Computer et plus largement de l’avènement de nouvelles musiques électroniques, notamment par l’entremise de formations trip-hop et downtempo telles que Massive Attack, Portishead ou encore Boards of Canada. Ces dernières, très en phase avec les pulsions existentielles du changement de millénaire et le vertige numérique qui en découle, trouvent rapidement un écho auprès d’autres sphères musicales de Kylie Minogue à Bjork en passant bien sûr par le rock, au delà de Radiohead : on pense spécialement au superbe Is This Desire? de PJ Harvey (1998) et son rock alternatif ponctué de rythmes samplés puis de claviers sinistres mais aussi à The Gathering qui entame sa mue art rock dès How To Measure a Planet en 1998. Parmi ces groupes, deux touchent particulièrement les membres de Panchiko en raison de leur curiosité synthétique presque juvénile : Super Furry Animals, fantaisiste formation néo-psychédélique galloise dont la renommée n’a jamais su dépasser la Manche, et les bien plus célèbres Grandaddy de l’autre côté du pacifique.
Toutes ces influences se révèlent un peu trop facilement sur D>E>A>T>H>M>E>T>A>L. Difficile par exemple de ne pas penser à Thom Yorke à travers le timbre et les intonations de Owain Davies, mais Panchiko réussit tout de même à se distinguer de ses modèles grâce à son imagerie précocement nerdy. Comme on l’a déjà noté, celle-ci s’exprime assez ouvertement via son corpus particulier de références science-fiction, mais aussi et surtout par ces curieux tableaux numériques, égocentriques, abandonnés à l’ivresse du progrès malgré des inquiétudes évidentes. Cette identité musicale atteint en réalité son paroxysme sur les trois pistes inédites accompagnant cette réédition, faisant initialement partie d’un second EP nommé Kicking Cars cette fois-ci oublié sur un disque dur depuis 2001. "Cut" aurait sans doute pu devenir un repère de l’indietronica par son superbe entremêlement de cordes, de flûtes, d’ondulations maltraitées et de guitares tranquillisantes bercées par les complaintes abîmées de Davies, tandis que le titre éponyme consacre l’aisance du groupe pour mêler les tropes du downtempo dans les lignes fugaces d’un rock alternatif à la mélancolie persistante.
Plus que la stabilisation de l’EP initial, c’est finalement l’éveil de ces inédits qui sublime cette collection de souvenirs. Si la charge émotionnelle derrière la découverte fortuite de l’objet altère évidemment l’expérience et encourage certaines réactions exagérées, il serait cependant malhonnête de réduire l’élan derrière D>E>A>T>H>M>E>T>A>L à ces circonstances exclusives : la rencontre musicale abordée dresse une conclusion alternative et pertinente à toute une décennie de musique populaire anglaise, comme un bonus caché dans les secrets d’un DVD que le réalisateur n’aurait pas réussi à sauver pour le final cut. Ou bien une simple petite capsule temporelle jetée dans les couloirs du cyberespace ... Panchiko avait indiscutablement les bases suffisantes pour se faire une place au sein du rock indépendant du nouveau millénaire, au moins grâce à des préoccupations en harmonie avec certains univers culturels qui prendront de l'importance durant les décennies suivantes. Dernier fait notable : la copie de cet album présente sur les services de streaming contient également les enregistrements corrompus qui avaient fait découvrir le groupe en premier lieu. On ne peut pas négliger le fait que cet habillage défaillant se marie parfois étrangement bien aux visions d'un futur opalescent travaillées par cet EP, qui devient alors périlleusement désaxé, ravagé, comme l’oracle d’une extinction soudaine. Ultime rappel de l'histoire exceptionnelle du projet, mais aussi le curieux point de départ de la nouvelle identité du groupe pour son véritable premier album, Failed At Math(s), paru en Mai 2023 ... soit seulement 24 ans après les premiers sons de D>E>A>T>H>M>E>T>A>L. Il n'est donc jamais trop tard.
À écouter : "D>E>A>T>H>M>E>T>A>L", "CUT", "Kicking Cars"