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A Newermind on Nevermind


Maxime, le 20/04/2012

Kurt Cobain : Love you so much, it makes us sick

Et de commencer par cette plate assertion, qu'il est pourtant nécessaire de marteler en tout début, tant ses retombées furent et sont lourdes de conséquences : pas de Nevermind sans Kurt Cobain. Pas de Nirvana sans la voix de son chanteur, râle rauque et élimé dégobillé du fond de son estomac nauséeux, pas de Nirvana sans son guitariste aux riffs malingres vitrifiés dans la disto et gonflés aux pédales d'effets, pas de Nirvana sans son songwriter en chef conciliant urgence fiévreuse et évidence pop, pas de Nirvana sans sa figure de proue aux traits immaculés d'ange blond paumé, car on ne pouvait décemment pas compter sur le sourire chevalin de Dave Grohl et l'allure de grand dadais dégingandé de Kris Novoselic pour vendre des posters et des t-shirts. Bref, pas de Nirvana sans son leader pour lui insuffler son âme, son âme perdue, son âme damnée. Soustrayez Cobain, et c'est toute l'équation Nevermind qui s'effondre. Ne reste, comme aiment à pontifier ceux qui jouent les blasés, qu'une collection de chansons pop jouées avec l'urgence punk sur un matériel de hardos par des gamins hagards se complaisant à copier le célèbre tic des Pixies (couplé chanté/refrain beuglé) jusqu'à l'usure. Pas de quoi faire trembler les fondations du rock. Oui, Nevermind n'est au fond que cela, mais il est aussi bien plus, et le considérer comme un grand disque, ou un disque important, c'est accepter de fait que l'histoire du rock ne se limite pas à une succession de scènes et de mouvements, que sa forme ne se quantifie pas uniquement en termes de sonorités ou d'influences, qu'elle ne se résume pas à une liste de codes plus ou moins obscurs, mais qu'elle s'écrit également avec des personnages dont la personnalité dépasse les limites strictes du répertoire qu'ils ont conçu. Joué à l'identique mais avec quelqu'un d'autre derrière le micro, Nevermind n'est qu'une collection d'excellentes chansons auxquelles il manquera quelque chose, une enveloppe creuse en quête d'aura. Accorder la supériorité de cet album sur le paysage de l'époque, c'est admettre que certains disques, comme celui-ci, parviennent à une forme de transcendance. Quelque chose se joue chez Nirvana, qui dépasse largement le simple plan musical. Nevermind fonctionne, parce que c'est nous, parce que c'est lui.


Pour quiconque se satisfera de son histoire simplifiée à l'extrême, le rock apparaît comme un chapelet de comètes consumées au faîte de leur embrasement et d'astres en voie d'extinction. Par quel bout qu'on la prenne, la chaîne termine immanquablement sur le même anneau : Kurt Cobain, le dernier vestige d'une lignée cosmique dont l'origine remonterait à Elvis, fermant un arc débutant avec l'avènement de la culture teenager pour s'achever par la pulsion de mort, le kid d'Aberdeen comme ultime artefact d'une race perdue à jamais. On connait la rengaine : le rock a poussé son dernier soupir le 5 avril 1994 et s'est vu depuis déclaré perdu pour la cause, privé de toute énergie vitale, condamné à ressasser les postures et les sonorités qu'il a développées durant ses cinquante années d'existence. Nous n'avons aucune envie de rabâcher cette antienne à laquelle nous n'avons de toute façon jamais cru, ni de dérouler laborieusement la longue litanie de poncifs qu'ont aligné un océan de livres et d'articles depuis 20 ans sur la trajectoire maudite de l'icône de Seattle (drogue, haine de soi, ambition pop et éthique punk, suicide sacrificiel, théories du complot...). Alors pourquoi revenir encore sur le cas Cobain ? Pourquoi cette obsession ? Pourquoi ce radotage ? Parce que, alors que les biographies et autres tentatives de décryptage ne cessent de pulluler, il semble qu'il y ait paradoxalement encore des pans à défricher, que toute la lumière n'est pas encore faite, tant l'icône, pétrie de contradictions et de zones d'ombre, semble déborder tout cadre explicatif. On scrute le dernier mythe que le rock a su imposer de façon planétaire avec un mélange de nostalgie et de circonspection. On a l'impression que tout n'a pas encore été dit, mais on ne sait pas bien quoi. Qu'on fasse partie de la génération qui s'est prise la secousse Nevermind de plein fouet ou qu'on soit arrivé après, chacun semble devoir se confronter un moment ou à un autre à ce fantôme qui paraît aussi vivant et dominant mort que vif. Nous en prenons aujourd'hui notre part. Pas sûr qu'on en sache plus à l'arrivée, mais l'occasion est trop belle pour sortir les squelettes du placard, mettre les choses sur la table et se risquer à un ultime exorcisme. Au moins aura-t-on tenté...

Le deuil impossible


Question : y'a-t-il quelqu'un dans l'assistance qui méprise sincèrement Cobain ? Quel que soit le rapport de chacun avec le groupe, force est de reconnaître qu'il n'existe pas réellement de fronde anti-Nirvana dans le public rock, là où des personnages comme Axl Rose ou Bono ont pu déclencher des réactions beaucoup plus tranchées et épidermiques. Tout au moins respecte-t-on un minimum le bonhomme et reconnait-on son importance dans l'histoire de cette musique, sans forcément y adhérer. C'est sans doute la chose qui saute le plus aux yeux en abordant la figure de Kurt Cobain, le terrifiant unanimisme qu'il suscite, cette capacité à réconcilier les contraires. Chacun semble y trouver son compte, boutonneux complexés comme extravertis solaires, auditeurs dilettantes et mélomanes pointilleux. Cobain donne autant de grain à moudre à ceux qui apprécient juste Nirvana "parce que "Smells Like Teen Spirit" balance quand même sacrément" que des rock critic nostalgiques célébrant sa trajectoire, tels Patrick Eudeline, parce qu'elle renforce leur vision d'un âge d'or perdu, le suicide de l'idole illustrant l'impossibilité d'en faire revivre l'innocence. Kurt Cobain comme refoulé d'un paradis désormais inaccessible, un miracle dans un monde décati, l'ultime spasme d'un cadavre raide pour la cause.


Ce respect perdure aujourd'hui, on le mesure quand on examine l'accueil qui a été réservé à l'édition 20ème anniversaire de Nevermind. Alors qu'au même moment les rééditions du catalogue des Pink Floyd, de Some Girls, de Tago Mago, de Smile, de L.A. Woman, ou plus récemment des singles des Cramps, ne semblent déranger personne et que l'on examine posément la qualité des nouveaux masters et des inédits mis à disposition, la ressortie de l'album culte des nineties provoqua des réactions beaucoup plus mitigées. L'accession de Nirvana dans la catégorie classic rock, comportant donc son lot régulier d'exploitations du répertoire plus ou moins justifiées, d'articles commémoratifs et de récits nostalgiques, passe encore mal auprès de nombreuses personnes. On pointa à nouveau la rapacité et l'opportunisme de la major Universal, débat so nineties s'il en est, violant une fois encore les idéaux de Cobain après le best of et les compilations d'inédits, sans véritablement se pencher sur le matériel que l'édition anniversaire proposait. Partout sur le net s'étranglent de rage les avocats de la rock star disparue, s'échinant à défendre son corps symbolique, tandis que son corps déchu demeure depuis bien longtemps à l'état de petit tas de cendres froides. Nous ne sommes évidemment pas dupes de l'aspect ouvertement mercantiliste de l'opération, quand la gestion du back catalogue reste pour le music business la seule façon de continuer à se faire de la marge, et, comme tant d'autres, les reportages commémoratifs qui se sont multipliés à la télé et dans les journaux fin septembre jusqu'à saturation nous ont prodigieusement agacés. Reste que, dans une époque où l'hydre Internet pousse au dénigrement de tout ce que tous les médias traditionnels tentent d'imposer aux masses, la culture du loling semble renâcler à souiller la dépouille du Christ grunge, là où la mort d'Amy Winehouse s'est vue accompagnée de moult sarcasmes et que Lana Del Rey subit un hallali en règle sur la toile. A l'heure du cynisme triomphant où tout est rendu dérisoire, on continue de parler du bonhomme au premier degré. Pour la génération qui l'a porté au pouvoir, celle qui l'a laissé y accéder comme celle qui lui a succédé, Kurt Cobain reste un beau soucis, une cause à défendre, une mémoire à protéger.

Quelque chose s'est cristallisé dans le mythe Cobain, quelque chose qui semble résister au temps, alors que depuis près de 20 ans, aucun candidat au poste n'est parvenu à le remplacer, ni les frères Gallagher, ni Thom Yorke, ni Jack White ou Pete Doherty. Pourquoi ? Parce que le rock a épuisé sa capacité de sidération ? A cause de l'époque ? La faute à Internet (sic) ? Avançons cette hypothèse : si le mythe Cobain demeure aussi prégnant, c'est peut-être parce qu'il continue à faire sens dans le paysage actuel, deux décennies après son émergence.

Je est une merde.


Les modes vestimentaires et les pratiques culturelles ont sans doute évoluées depuis 1991, et pourtant Kurt Cobain reste une figure dans laquelle il demeure aisé de se projeter, tant les codes sur lesquels elle s'appuie n'ont finalement pas tant changé depuis 20 ans. Ses bras maigres, son torse osseux et sa silhouette voûtée n'évoquent-ils pas les stigmates de la croissance adolescente, ces périodes pénibles où le corps se transforme de façon anarchique ? Tout comme cette humeur inconstante, oscillant entre babillages amorphes en backstage et brusques débauches d'énergie une fois sur scène ? Et la pratique du journal intime, que ce soit sous la forme de notes griffonnées ou aujourd'hui de posts sur le mur Facebook comme hier sur une page Skyblog n'est-elle pas demeurée la même ? Même en sachant que ses carnets ont été largement expurgés par Courtney Love au moment de leur publication, la lecture du journal intime de l'idole reste une plongée fracassante dans les tourments d'un jeune homme au seuil de l'âge adulte, exposant un catalogue de rancoeurs, de lubies et de jugements définitifs qu'on retrouverait de façon presque identique dans la prose secrète d'un ado d'aujourd'hui, si l'on omettait les références désuètes à quelques émissions de télé et autres célébrités du cirque pop américain des seventies.

Qu'on ait été ou non contemporain de Cobain, nombre de ses lignes ne manquent pas de faire écho à nos propres parcours personnels : découverte maladroite du sexe ("j'ai été complètement écoeuré par l'odeur de son vagin et de sa sueur, aussi je suis parti"), sentiment aigu de solitude ("je n'ai jamais eu d'amis parce que je détestais tout le monde parce qu'ils étaient tous hypocrites et bidons"), haine de son environnement quotidien ("la population d'Aberdeen est constituée de beaufs bigots mâchonneurs de tabac, flingueurs de cerfs, tueurs de pédés, un tas de bûcherons pas vraiment portés sur les gugusses new wave"), adoption sans réserve d'un idéal paré de toutes les vertus émancipatrices (ici le punk rock, synonyme de liberté), auto-dépréciation féroce ("je suis obsédé par le fait que je suis maigre et idiot") et diagnostic souvent partagé par les légions teenage du virus de la procrastination. Des stances dont la récurrence tourne certes parfois à l'alignement de poncifs, mais qui ne font au final que souligner quel nouveau prototype d'idole Kurt Cobain incarnait à son corps défendant. Il ne s'agissait plus de la rock star en laquelle chacun pouvait fantasmer de s'incarner. Il s'est au contraire forgé sur l'inversion du modèle viriliste colporté entre autres par le hair metal ambiant (version parodique et outrée du hard 70's) mais également par le microcosme testostéroné du hardcore. Avec une constance sadique, Cobain se complaisait dans l'auto-flagellation, abusant des images les plus scabreuses ("quand je pète, des bulles brûlantes d'acide jaillissent de mon cul"), ne cessant de rire de son "petit corps de rat anémique", tout en vitupérant l'univers macho dans lequel baigne le rock. Cette quasi-dénégation de sa propre masculinité, cette volonté de ne surtout pas porter la culotte, cette hargne de ne pas correspondre au cliché du rockeur consommateur de groupies rapproche en ce sens Cobain de John Lennon, qu'il vénérait par ailleurs. Partageant une vénération du blues et une science de la modulation du cri primal, tous deux se sont également réfugiés dans les bras d'une femme qui s'est empressée de leur faire un enfant, à la fois jouets et compagnons d'une veuve noire toute puissante. On ne s'étonnera donc pas que les gender studies, très populaires aux USA depuis de nombreuses années, se soient penchées sur son cas.


Cette dépréciation de soi allant jusqu'à la satire de sa masculinité trouve un prolongement presque évident dans la perception qu'entretenait le musicien vis-à-vis de la valeur de son propre groupe. Nirvana, de l'aveu de son leader, ne vaut pas grand chose ("nous sommes un groupe de bar, rien de plus"). On ne compte plus les interviews au cours desquelles Cobain ne cesse de railler Nevermind, sa production putassière, ses titres faiblards, ce disque qu'il place au même plan qu'un album de Cheap Trick ou de Mötley Crüe. Quid d'In Utero et de la présence de Steve Albini comme caution underground ? Le constat est à peine meilleur, la maison de disque ayant défiguré le disque en imposant un remixage des singles potentiels. Et Bleach alors, enfanté pour deux ronds chez un vrai label indie ? Loupé, du pur entrisme ! Cobain révélant dans la biographie de Michael Azerrad que le groupe s'était résolu à métalliser son son et gommer ses penchants pop et arty pour épouser le moule des productions Sub Pop. Aux dires de sa tête de proue, il n'y a donc aucun disque dans lequel Nirvana a pu véritablement s'incarner et révéler son potentiel. Il reste une identité qui n'aura jamais su trouver une forme viable, car jouet de trop de compromissions. Peu de temps avant l'émergence d'Internet et sa globalisation de l'intime via les réseaux communautaires, survient alors la rock star qui ne veut pas être rock star, le demi-dieu qui se revendique humain parmi les humains, l'idole qui refuse toute accession au rang de symbole générationnel ("tu n'attendras pas que ta rock star te guide" martelait-il dans ses écrits personnels et en interviews) et va jusqu'à nier le socle sur lequel s'est bâti sa propre légitimité.

Affres du sucksess


S'inaugurait alors un étrange pas de deux. Plus Cobain s'échinait à démolir la statue qu'on lui édifiait (se travestissant, paraissant sur scène en fauteuil roulant, en camisole de force), plus la vénération de ses ouailles redoublait. Plus il se rabaissait, plus on le mettait sur un piédestal. L'histoire du rock est remplie de divorces ponctuels entre l'idole et son public, et les Beatles, Rolling Stones, Jim Morrison comme Bob Dylan se sont tous heurtés un jour sur une incompréhension. Mais elle reposait essentiellement sur un message incorrectement perçu par les foules ou une attente de prise de position (notamment lorsque se posa la question de faire ou non la révolution) que l'icône renâclait à prendre. Le cas Kurt Cobain est beaucoup plus brutal, il consistait à brandir cet unique credo : vous ne devriez pas m'assigner ce rôle, vous ne devriez pas me vénérer, vos regards ne devraient pas converger vers moi. Cobain est une idole qui s'excuse de sa condition, une divinité qui recule devant sa propre affirmation, ne cessant de remettre en cause sa place dans la hiérarchie du paysage rock, quitte à survendre des artistes au demeurant sympathiques mais qui ne méritent pas leur accession au panthéon du rock (du sous-Velvet des Vaselines aux Meat Puppets en passant par Flipper). Une culpabilité qui revient par effet de boomerang sur les fans, car que font-ils sinon entretenir un malentendu ?


Longtemps la rock star agissait sur son public par effet de sidération, présentant à ses dévots une version améliorée d'eux-mêmes, plus belle, plus charismatique, plus talentueuse, une figure à travers laquelle on pourrait vivre par procuration. Or Cobain venait révéler que les statues des dieux avaient menti et qu'une bonne idole est une idole morte. On manifeste souvent la tentation d'évoquer le rockeur de Seattle sous l'angle christique, mort pour les péchés du rock. Etrange construction, lorsque le Christ Clearasil s'est construit sur une tautologie de négativité (le succès craint, le punk-rock est mort et la vie au final ne vaut pas à grand chose), remettant en cause à la fois l'Eglise, les dogmes de l'évangile et la foi de ses fidèles, s'évertuant à maintenir ses ouailles dans leur marasme. Il ne claironnait pas : "regardez comme c'est super d'être adulé et d'avoir du pognon", il le vivait comme une malédiction, révélant qu'il n'y a aucune sorte de bénéfice à retirer de la moindre reconnaissance, que le succès n'était paré d'aucune vertu, une affirmation qui ne cesse de grincer comme un rire sardonique, à l'heure où la télé-réalité invite à se moquer d'anonymes désirant s'accaparer une notoriété construite sur du rien. Kurt Cobain en appelait ainsi finalement moins à la vénération qu'à l'empathie. Dans le documentaire d'Aj Schnack (About A Son), il ne cesse de se plaindre de ces troupeaux de fans éplorés et leurs accolades compatissantes, lui déclarant "tu sais, je te comprends", ces petites armées de Marie désireuses de panser ses plaies à sa descente de croix. C'est que l'univers de Nirvana, rempli d'images floues, de symboles vagues (cette obsession pour les bébés, tantôt promis à la corruption, tantôt morts-nés), de métaphores cryptiques et de fulgurances, était à la foi cohérent et évasif, suffisamment plastique pour que chacun puisse y investir ses propres démons, sa trajectoire erratique esquissant une version hyperbolique de la fin de l'innocence et de la terreur de l'âge adulte, moment de la vie fatidique pour de nombreux ados, où franchir le seuil de puberté sonne comme une définitive compromission.

De même que Kurt Cobain se plaignait de ne pas avoir eu de mode d'emploi pour l'aider à vivre la célébrité, on cherche en vain un guide permettant de donner sens à cette musique construite sur un monceau de souffrances dont on ne sait au fond rien, ni de son objet, ni de son destinataire. Le grunge est ainsi bâti sur une absence totale de message, aucun mot d'ordre ni slogan, juste une conscience aiguë que quelque chose ne va pas, l'odeur persistante d'un malaise ambiant, jamais totalement verbalisé. La spécificité de Nirvana, en omettant toute dimension musicale, est d'avoir poussé à un point d'incandescence cette problématique so nineties : signer ou non sur une major, refusant ainsi toute dimension sociétale et politique pour inscrire le débat sur un terrain purement éthique. Les membres de Nirvana arrivent à un point de bascule particulier de l'histoire du rock : nés au mitan des années 60, ils sont assez vieux pour avoir vu les groupes fondateurs disparaître ou se décrépir et le punk tout embraser puis s'enliser, mais suffisamment jeunes pour avoir dressé le bilan de la scène hardcore et du mouvement alternatif naissant. L'un s'est sclérosé en édictant une infinie litanie de codes de bonne conduite, l'autre s'est fracassé dans le mur des réalités. Evoluer en marge du système en totale indépendance, c'est bien, mais ça fait au final une belle jambe quand le disque est mal distribué, quand on s'improvise gauchement comptable et tour manager et que l'on passe ses nuits dans le van avec un tom en guise d'oreiller. Cobain lui-même pestait contre Sub Pop, qui centrait tous ses efforts sur son poulain Mudhoney au détriment de ses autres signatures, et de ses EP qui ne sortaient jamais à la date prévue. Sonic Youth et R.E.M. avaient démontré qu'il était possible de franchir le rubicon sans perdre trop d'intégrité artistique au passage. Le problème de Kurt Cobain restait qu'il se rêvait Daniel Johnston et avait du mal à admettre que, autant travaillé par la scène lo-fi que la pop ou le hard rock, son songwriting s'avérait beaucoup plus accessible que celui de ses modèles putatifs pour des oreilles profanes. En conséquence, plutôt que de bénéficier de conditions de travail plus satisfaisantes à l'instar de ses grands frères, Nirvana a explosé et s'est coltiné une pression monstre.


Ce faisant, Cobain a donné à ce passage sur Geffen l'allure d'un mélodrame. Se considérant comme un traitre, un scandale ambulant, il a simplifié les choses à l'extrême, coupant le monde en deux, entre les gentils indies et les méchantes majors. Son refus de participer à une tournée commune avec Guns N' Roses et Metallica se révèle à ce titre assez symptomatique de sa vision biaisée de ces deux univers. Les raisons invoquées furent une incompatibilité d'humeur et la volonté de rester fidèle aux racines indie. Que Cobain ne veuille pas se coltiner la présence d'Axl Rose est une chose, mais cette hystérie d'appartenance à l'underground laisse perplexe. Car aussi illégitime qu'elle fut sur le plan des affinités électives de chacun, cette affiche restait des plus pertinentes. Tout simplement parce que le leader de Nirvana ne comprenait pas, ou refusait d'admettre, que son public était peu ou prou le même que celui de ses rivaux. D'où cette propension à faire le tri, à mener des purges staliniennes, cette volonté farouche de se désolidariser d'une partie non négligeable de son auditoire, celle peuplée de ce qu'on appellerait aujourd'hui les casual listeners, simples curieux venus voir le dernier phénomène à la mode, ameutés par le brouhaha médiatique.

On peut tout à fait adopter le point de vue du rédacteur en chef du NME de l'époque, et considérer l'icône grunge comme un bel hypocrite, amassant les ors de la gloire tout en s'accaparant le prestige de la victime maltraitée, un arriviste qui crevait d'envie de plaire sans oser l'avouer en somme. Car personne ne l'a poussé à quitter Sub Pop après tout, lui qui prophétisait déjà avec ironie son futur retournement de veste dans ses ébauches de bio : "Nirvana voit la scène underground devenir de plus en plus stagnante et docile face aux intérêts commerciaux des majors-labels. Nirvana veut-il changer ça ? Pas question, on veut faire du fric et lécher le cul des gros bonnets dans l'espoir de pouvoir nous aussi nous défoncer et baiser des bimbos torrides et sculpturales, lesquelles devront présenter un test HIV de moins de deux semaines avant de se voir remettre des pass backstage. Bientôt il nous faudra du spray anti-nanas. Bientôt nous serons dans votre ville et vous demanderons si nous pouvons crécher chez vous et utiliser votre cuisine. Bientôt nous jouerons "Gloria" et "Louie Louie" lors de concerts de charité avec tous nos amis célèbres." Cobain y arbore le cynisme froid de celui qui a dressé le constat des apories du modèle alternatif, pour qui tout mouvement était voué à la récupération. Un cynisme cool car au fond résigné, brandi en couverture de Rolling Stone, que l'on se grime en complet-veston où que l'on se drape dans un t-shirt floqué d'un amer corporate magazines still suck. Jouer le jeu parce qu'on n'a pas le choix, mais montrer que l'on n'est pas dupe. Se pose ainsi la terrible question : comment continuer à être un honnête homme ? Comment agir quand on n'a d'autre choix que de faire partie du système ? A quel moment bascule-t-on ? Où est la frontière ?

Whatever happened to the teenage dream


Cobain a tranché la question de la manière brutale que l'on connait. Son suicide l'a fait accéder à la catégorie du sublime. Il faut reconnaître que la trajectoire est parfaite, le timing idéal : une carrière courte et intense, une discographie lapidaire, un statut de martyr acquis pour l'éternité, une mort précoce laissant libre cours aux théories complotistes les plus douteuses, à la légende crapoteuse. L'ange blond devient l'ultime héros adolescent. Décédé à 27 ans, le voilà délivré des affres de la vieillesse, jamais il ne sera confronté aux douloureux problèmes qui jonchèrent les parcours de ses camarades, la perte de l'élan originel, l'angoisse de l'album de trop, la question du nécessaire renouvellement (quand on sentait bien qu'il ne pourrait pas éternellement s'appuyer sur la structure en détente/explosion), jusqu'au cirque des reformations. Jamais nous ne verrons Nirvana trébucher, se répéter et finalement renier ses idéaux en capitalisant, la queue entre les jambes, sur la fibre nostalgique. Mais, pour un type qui a toujours manifesté la volonté de retourner à l'anonymat, Kurt Cobain a en même temps rendu le pire service à son groupe : l'imprégner de l'odeur enivrante de la tragédie. On écoute un album de Nirvana comme on assiste à un acte d'une pièce de Sophocle ou d'Eschyle. On entend la machine infernale bander son arc aussi sûrement que les guitares se consument de désespoir. On se passe la complainte hébétée "Something In The Way" ou l'amer "Rape Me", et on sait très bien vers où tout cela mène. Le bébé marin engagé sur la voie de la corruption de la pochette de Nevermind amorce un raccord désenchanté avec les foetus décharnés d'In Utero. On frissonne sur les cris élimés du petit maître, tandis que les mots mort, innocence, corruption, désillusion, pathos clignotent en toile de fond. Jusqu'au nom même de Nirvana, qu'il soit synonyme de la cessation des souffrances chez les bouddhistes ou qu'il évoque la pulsion de mort pour Freud. Dans les refrains, sur les couplets, toujours ce brasier qui crépite. Et le grand silence à la fin. Mieux vaut brûler pour de bon que de s'éteindre à petit feu, la rengaine a été inscrite au frontispice de nombreux imaginaires.

Ainsi va le mythe Kurt Cobain, qui élève la musique de Nirvana, lui insuffle son supplément d'âme, la nimbe d'un petit parfum âcre et lancinant, mais l'étouffe également. Qu'on le veuille ou non, écouter Nirvana impose à chacun de se mettre en accord ou non avec la mythologie de l'icône de Seattle et son inévitable liturgie. Qui continue d'aimanter les regards par delà les générations et les modes qui se sont succédées depuis. D'où peut-être ce vague sentiment de malaise qui pointe à chaque raout commémoratif, l'impression d'un deuil jamais totalement achevé, la sensation d'une douleur sourde tacitement partagée. Alors que l'on peut se délecter de la musique des Doors ou de Joy Division avec un recul confortable, sans traquer dans leurs méandres les traces de l'idole déchue, Kurt Cobain reste pour beaucoup d'entre nous ce beau soucis. Quand à savoir pourquoi le rock s'est depuis avéré incapable d'imposer un autre mythe aussi magnétique, la question reste entière.

Maxime
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