Interview de Louis de Ny - Giallo et Rosso - Quand le rock progressif italien faisait son cinema
Tout d’abord comment vas-tu ? As-tu une petite visibilité sur la réception de ton nouvel ouvrage ?
Bonjour François, ça roule, l'été a été chaud mais intense pour moi question concerts en Italie et en France, mais aussi pour ce qui a concerné la promotion de mes deux livres qui viennent de sortir, surtout celui sur Patrick Djivas en italien (Via Lumière) pour lequel nous avons fait plusieurs présentations en Italie. Un peu aussi pour le Giallo & Rosso dont nous allons parler ensemble je suppose, dont la promo va réellement démarrer d'ici la fin de l'année 2022. Pour les retours sur vente, c'est encore un peu tôt pour se faire une idée je pense.
Tu l’expliques un peu en avant-propos mais peux-tu revenir sur l’origine de ce projet ?
Oui. Comme je l'explique dans l'introduction du livre, tout s'est déclenché avec ma participation aux bonus du DVD/Blu-ray du film La Vittima Designata tourné en 1971 par Maurizio Lucidi, que le label français Frenezy a restauré et présenté avec un sous-titrage en français, avec des parties inédites, avec des versions différentes et avec plusieurs bonus, un vrai travail d'orfèvre au passage. Pour ma part, j'ai fait le bonus sur la partie musique, la bande son ayant été composée par Luis Bacalov et en partie jouée par le groupe génois New Trolls. Cela m'a amené à me rendre compte que j'avais accumulé une masse d'informations documentées sur les musiciens et groupes du prog italien des années 70 qui avaient participé aux bandes son de films italiens de la même période, soit comme simples exécutants, soit comme compositeurs. J'avais largement de quoi faire un livre là-dessus !
Qu’est-ce qui, historiquement comme esthétiquement, justifie un ouvrage sur le cinéma et le rock progressif italien ?
D'abord parce que ça n'a jamais été fait. Ensuite par ce qu'il y a réellement des musiques de films incroyables qui ont été réalisées par des musiciens italiens de la sphère prog, y compris pour des films qui sont loin d'être des chefs d'œuvre, plutôt des séries B en fait. Aussi, car il y a une multitude de participations inconnues de groupes et de musiciens issus du rock progressif italien, à ces bandes son. Enfin parce que j'adore raconter des histoires et il y a plein de petites histoires dans ce livre.
En changeant un peu la focale, on peut se rendre compte que non seulement le rock progressif italien mais le rock progressif en général (je pense aux Pink Floyd ou au Krautrock) a entretenu des liens étroits avec le cinéma. Comment expliques-tu cette collaboration privilégiée entre ces deux champs artistiques ?
Je développe pas mal là-dessus au début du livre. C'est une position opportuniste mais aussi réaliste prise par les réalisateurs et producteurs de films. A la fin des années 60 et au début des années 70, ce n'est plus possible de sortir des films avec des musiques datées dans un style bloqué sur les années 50, mi-classicisant mi-pompeux. Je caricature évidemment un peu mais ça permet de comprendre réellement la situation à ce moment de l'histoire du cinéma. A cette époque, les jeunes qui vont en salle voir un film ont envie d'entendre leur musique. Normal ! Donc le monde du cinéma s'adapte avec plus ou moins de retard. C'est là que les musiciens et les groupes prog italiens interviennent, surtout, car pour beaucoup d'entre eux, ils savent non seulement bien jouer de la musique mais ils sont aussi capables de la lire et même de la composer. En matière de musiques de films, il faut bien comprendre que le degré d'exigence des compositeurs et même des réalisateurs n'est pas le même que pour ce qui concerne la pop et le rock en général. A cet égard, l'histoire du choix pour le Concerto Grosso des New Trolls par Luis Bacalov est tout à fait révélateur : Luis Bacalov ne prend pas n'importe qui pour jouer sa musique, il choisit les New Trolls qui sont réputés être d'excellents musiciens et qui vont interpréter parfaitement les partitions du maestro.
En Italie, le monde du film d’horreur est particulièrement concerné, notamment les thrillers gore qu’on appelle les gialli. Pourquoi ces liens ? Le côté underground ?
Oui indéniablement, tu as raison François. Au début le giallo et les films d'horreur, c'est pas du grand cinéma, ce n'est même pas respectable. C'est de la graine de série B ! Ses réalisateurs sont en dehors de la nomenklatura du cinéma italien et se positionnent en marge d'une certaine bien-pensance des milieux artistiques. Ce sont ces réalisateurs qui font donc des films décalés, qui vont penser à faire appel aux musiciens du rock et du prog italien pour introduire dans leurs bandes son un côté moderne (pour l'époque), des sonorités nouvelles et une puissance primaire et immédiate que seuls des musiciens venant du rock peuvent apporter. Les barrières et les frontières invisibles qu’ils franchissent côté films, ils vont donc également les faire sauter côté musique. Dans ce sens, c'est undergound, au moins au début !
Je ne peux m’empêcher de penser aux musiques de Carpenter quand j’entends celles de certains films d’Argento … Une influence italienne outre-Atlantique ?
Oui effectivement, sans doute pour Assaut, Halloween et The Fog, mais en matière de musique je crois beaucoup aux influences réciproques et aux rayonnements croisés d'idées. Alors, même si Carpenter n'a jamais caché l'influence de Goblin pour les musiques de ses films, à un moment, savoir qui a influencé qui ou qui a "pompé" sur qui revient à se poser la question de l'œuf et de la poule. J'ai un exemple assez incroyable, dont je ne parle pas dans le livre, qui est facilement vérifiable : écoutez la musique composée en 1976 par Nino Rota pour le Casanova de Federico Fellini. Nino Rota quand même ! La Dolce Vita, Rocco et ses frères, Huit et demi, Le Guépard, Satyricon, Amarcord et j'en passe. OK ? Dans la bande son de Casanova, il y a du Nino Rota pur jus, mais il y a aussi un ou deux thèmes qui devraient vous faire penser à un style de musique plus proche de Goblin et compagnie. Ces sons mécaniques, ces notes cristallines, ces dissonances parfaitement contrôlées, c'est subtilement fait, mais nous sommes en 1976 et l'appropriation par Nino Rota d'une forme contemporaine d'écriture de musique particulière permettant de générer un climat étrange et anxiogène ne fait aucun doute.
Y’a-t-il eu une perte concomitante de dynamisme, aux alentours des années 1980, entre le cinéma et le rock progressif italiens ? Et si oui, pourquoi ? Berlusconi et le big business ? Le contexte politique ?
A la fin des années 70 et au début des années 80, le rock progressif en général est moribond, c'est déjà le cas pour le prog italien en Italie, qui est carrément mort commercialement depuis 1976 en fait. La réalité est très prosaïque. Les musiciens italiens, issus du rock progressif, ont besoin de manger et de payer leurs factures comme tout le monde. Alors, ils vont faire ce qu'on leur demande de faire, de la pop commerciale, de l'italo-disco etc, sans se poser de questions. Il y aura quand même quelques réussites qualitatives de ce côté-là, mais très rares, avec Matia Bazar par exemple. Côté illustrations musicales, on les retrouve alors à la télévision italienne, à composer des musiques pour les séries et les émissions télé. Rien de bien florissant mais il faut bien vivre. J'évoque rapidement dans mon livre quelques contributions réalisées durant les années 80. Cela permet juste de constater que les musiciens prog sont rentrés dans le rang en attendant des jours meilleurs.
Dans cette histoire, on croise Banco et PFM, mais Le Orme, troisième membre de la trinité progressive, est curieusement absent. Y’a-t-il tout de même eu des projets avec ce groupe ?
Pas à ma connaissance François sinon je l'aurai évoqué dans le livre mais je reste toujours prudent et humble en la matière car dans mes recherches continues sur l'histoire du prog italien, je fais régulièrement de nouvelles découvertes. C''est d'ailleurs à mon avis ce qui fait une partie de l'intérêt de ce livre qui dévoile des anecdotes inédites et carrément des histoires inconnues.
Y’a-t-il une esthétique particulière quand le rock progressif italien donne dans l’OST ou retrouve-t-on les caractéristiques typiques du RPI ?
Un peu des deux en fait. Quand c'est Goblin qui compose et joue, il y a évidemment un style particulier, reconnaissable et d'ailleurs largement repris par d'autres musiciens et compositeurs. Quand, c'est Banco del Mutuo Soccorso, les musiciens font du Banco, idem pour Osanna. Mais de manière générale, quand les musiciens prog italien s'investissent dans des bandes son, ils se mettent en mode illustration d'images. On a donc à l'arrivée quelque chose qui s'apparente plus à de la musique de film, parfois expérimentale, qu'à du prog. C'est peut être Trans Europa Express, avec la musique d'Il gatto dagli occhi di giada, qui réussit le mieux l'amalgame des deux univers.
Tu parles d’Ennio Morricone dans ton ouvrage, c’est aussi inattendu qu’intéressant, peux-tu expliquer pourquoi ce grand compositeur a croisé ta plume ?
Ça fait des années que j'avais un sujet sur Ennio Morricone relié à la musique progressive via ce qu'il a fait en recherche expérimentale avec le Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza, mais impossible de placer çà dans mes autres bouquins sur le rock progressif italien. Là, c'était l'occasion inespérée puisque le sujet du livre touchait largement et autant au cinéma qu'à la sphère de la musique prog italienne. J'en ai profité au passage pour parler aussi d'autres grands compositeurs italiens qui ont approché le rock progressif comme Luis Bacalov, Armando Sciascia ou encore Fabio Frizzi qui a fait la préface du livre.
Peux-tu conseiller trois albums de bande-son pour nos lecteurs, en donnant quelques éléments justificatifs ?
Plutôt que de parler une fois encore de Goblin ou du Concerto Grosso des New Trolls, j'ai envie de vous faire découvrir des bandes son peu ou pas connues. Intéressez-vous à Out Off du Groupe X, la musique du film La Cerimonia dei sensi, à la bande son de Il gatto dagli occhi di giada réalisée par Trans Europa Express et à Schok, la musique du film Shock (Transfert - Suspence - Hypnos) composée et jourée par le groupe Libra. Vous allez être surpris, non seulement par la qualité de ces bandes son mais ausi par leur aspect novateur avec des petites trouvailles sonores surprenantes.
Et trois films mis en musique par des groupes de RPI ?
Bon, et bien déjà La Vittima Designata avec la musique de Bacalov et des New Trolls parce que l'osmose entre les images du film et la musique est incroyable, les cinq dernières minutes du film sont à cet égard sublimes. Ensuite Garofano Rosso, mis en musique par Banco del Mutuo Soccorso, parce que c'est un très beau film profond, loin de l'horreur ou du giallo. C'est en fait une observation de la société italienne en 1924, encore au début de l'ère Mussolini, basée sur l'œuvre littéraire d'Elio Vittorini (L'œillet rouge). Enfin, comment ne pas citer un film de Dario Argento. Alors, bien que j’aie un petit faible pour Suspiria, je vais me ranger à l'avis de Stéphane Lacombe, qui a écrit une douzaine de vignettes sur la partie film pour le livre, et citer Profondo Rosso "peut-être le chef-d’œuvre ultime du giallo avant son déclin artistique et commercial" dixit Stéphane.
Quel bilan tires-tu de l’année 2022 en matière de rock progressif italien ? As-tu des attentes d’ici la fin de l’année ou pour début 2023 ? Le prochain album de Banco ?
2022 va être une année correcte pour le prog italien mais pas exceptionnelle. A date, je retiens Atrox Locus de Mater a Clivis Imperat, Odessa avec L'alba della civiltà, Nodo Gordiano avec H.E.X. et Sintesi del viaggio di Es avec Gli alberti di Stravopol. Ces quatre albums sont pour l'instant, au-dessus du lot. En ce qui concerne, Orlando: le forme dell'amore, le prochain Banco dont la sortie est prévue le 23 septembre, ce que j'ai entendu ne m'a pas fait tomber par terre, c'est le moins que l'on puisse dire ! J'attends le prochain Phoenix Again (Vision), on ne se sait jamais, ce groupe fait des albums sympas. Il y a deux ou trois autres albums en gestation de groupes prog italien plus intéressants mais je ne suis pas sûr que les sorties se feront cette année.
Nous fêtons les cinquante ans des années 1972 – 1973, les plus belles années du rock progressif italien. Peux-tu nous en dire quelques mots, et nous conseiller des albums de l’époque ?
1972 - 1973, c'est l'âge d'or du prog italien bien sûr, ce qui fait qu'il est vraiment difficile de sortir des albums du lot, car il y en a vraiment beaucoup ! Je peux vous en donner douze qui correspondent plus à mes goûts personnels, avec un seul album par groupe sinon je ne vais pas y arriver : Darwin de Banco del Mutuo Soccorso, Uomo di Pezza de Le Orme, le premier Quella Vecchia Locanda, Opera Prima de Rustichelli et Bordini, Arbeit Macht Frei d'Area, Zarathustra de Museo Rosenbach, l'album éponyme d'Alphataurus, Diaro di vioggio della festa mobile de Festa Mobile, Uomini Umili Popoli Liberi d'Eneide, Lo scemo il villaggio de Delirium, Poa de Blocco Mentale, Dedicato a Frazz de Semiramis. Et non, il n'y a pas d'album de Premiata Forneria Marconi dans ce top 12 !
Tu tiens également un blog spécialisé (Le petit monde du Rock Progressif Italien). En tant qu’auteur et peut-être en tant que lecteur, que penses-tu de l’état de la chronique rock actuellement ?
Je pense que c'est comme les sorties en musique prog, il y a beaucoup d'offres pour finalement peu "de clients", ce qui noie un peu l'essentiel. Pour ce qui concerne ce que tu appelles la chronique rock, je ne suis pas le mieux placé pour répondre car je suis loin de tout lire mais j'ai l'impression qu'il y a énormément de choses écrites un peu n'importe comment par des personnes pas forcément qualifiées notamment sur FB, mais bon, tout est comme çà aujourd'hui. La rigueur et le sérieux dont vous faites preuve dans Albumrock me semblent en voie de disparition au profit d'une forme d'auto-complaisance. Tout cela me parait faible, mais je le redis, c'est l'époque qui le veut !
Je crois savoir que tu as de futurs projets d’envergure, et que tu souhaites garder un peu de mystère autour de ceux-ci … Mais tout de même, peux-tu nous donner quelques éléments sur tes travaux en cours ?
Je ne suis pas superstitieux de nature sauf pour mes livres. J'en ai sorti cinq et je peux te dire que le rituel est à chaque fois le même : contrat signé, livre écrit, corrigé et maquetté, tant que je ne l'ai pas physiquement entre les mains, je ne suis sûr de rien. Alors tant que ce n'est pas fait, j'évite d'en parler. Mais pour revenir aux projets que tu évoques dont nous avons déjà discuté ensemble, voilà ce qu devrait se passer. Déjà pour 2022 et 2023, je veux me consacrer à la promotion de mes deux derniers livres, Giallo & Rosso et la bio de Djivas en italien. J'ai quelques pistes d'évènementiel à développer pour les deux, ce qui va me prendre du temps car j'ai un job qui me laisse peu d'espaces libres. Pour la suite, disons que j'ai un projet lié au prog italien mais qui sera différent de ce que j'ai déjà fait et j'ai également un livre en construction sur un autre sujet apparenté au prog mais pas italien cette fois. Pour ce dernier livre, il pourrait se passer quelques années avant qu'il aboutisse.
Voilà François, j'en profite pour te remercier de m'ouvrir les portes d'Albumrock pour parler de mes aventures littéraires et je te souhaite le meilleur pour tes propres projets.
A lire : la chronique du livre sur le site.