Le Rock, a ship of fools...
Initialement, la Nef des Fous est un thème allégorique développé par Platon pour critiquer les égarements de la société. Il utilise la métaphore d'un navire sans capitaine et peuplé de fous pour évoquer la quête des plaisirs, l'abandon des principes et des valeurs, la perte des repères traditionnels, l'indécence et les excès, le goût pour la démesure et l'absence de retenue. Au Moyen-Âge, l'allégorie antique est remise au goût du jour par les théologiens pour critiquer les dérives des membres du Clergé et de l'Église, les excès de la noblesse et les prétentions de la bourgeoisie. Les artistes s'en emparent et ancrent la Nef des Fous dans la tradition satiriste occidentale. En 1494, Sebastian Brant signe un ouvrage sous ce nom ; il inspire des esquisses d'Albrecht Dürer et la célèbre toile de Hieronymus Bosch.
Le motif de la Nef des Fous est ensuite décliné du XVe au XVIIe siècle, utilisé par les penseurs de la Renaissance et les tenants de la Réforme protestante, toujours dans le but de combattre les dérives des institutions et de défendre l'installation d'un nouveau modèle, renouant avec la rigueur et la discipline passée. Le thème du ship of fools n'est pas une célébration de la folie et de la déviance, bien au contraire. Platon l'utilisait déjà pour défendre l'ordre aristocratique contre les prétentions démocratiques du peuple. Il comparait ainsi le système démocratique au gouvernement des foules insensées. La Nef des Fous est une arme caricaturale qui dénonce les égarements des modernes, des déviants, des marginaux et des contestataires ; elle stigmatise toute la population vivant hors des cadres de la norme, l’accusant de mener le navire de la société sur des récifs en menaçant la stabilité de l'ordre ancien.
Considérant l'héritage conceptuel de la figure allégorique, il n'est pas étonnant de voir la Nef des fous reparaître à la fin des années soixante, âge d'or de l'esprit libertaire sur lequel souffle l'esprit de la jeunesse et de la révolution, période bénie du grand « dérèglement des sens » vanté par Rimbaud. Toutefois, la Nef des Fous ne sert plus l'ordre traditionnel et ne vise pas la jeunesse en quête d'affranchissement, qui porte les cheveux longs et écoute du rock. Depuix le XVe siècle, elle est devenue une arme de poètes et d'artistes ; et ces hommes-là sont désormais les porte-étendards de la contestation. Dans les sixties, ils appellent très clairement à un changement global de civilisation par la libération des mœurs et des esprits. Les chanteurs et leur musique rock prônent l'abolition des frontières mentales et l'effondrement des normes, ils portent la voix des masses contestataires, hippies, étudiants radicaux, militants des droits civiques, féministes, pacifistes... Ils veulent en finir avec la société occidentale et le modèle capitaliste qui leur est imposé. Ils s'affranchissent de toutes les formes d'autorité, se réfugient dans les marges et y inventent un mode de vie nouveau, fondé sur la paix, l'amour et la musique (et la drogue aussi... moyen d'évasion par nature, qui permet d'entrevoir une réalité alternative). La nef des sixties se peuple ainsi de fous et d'excentriques, volontaires au départ, tous lancés en quête d'un Nouveau Monde. Le thème antique du « ship of fools » ressurgit ainsi, voguant dans les textes de plusieurs groupes mythiques de la charnière des années soixante et soixante-dix.
Pour les musiciens, il n'est pas question d'appeler au rétablissement de la rigueur passée comme le faisaient les auteurs médiévaux ; bien au contraire, ils vantent les mérites de la folie. Le concept originel de la nef des fous est détourné et les artistes lui donnent une nouvelle définition. Pour le groupe irlandais Dr. Strangely Strange, qui est l'un des premiers à adapter la métaphore au contexte des sixties, il faut renverser le postulat de base. Malgré les apparences, les hordes psychédéliques ne constituent pas un peuple de fous, au contraire, les fous qui conduisent la nef de l'humanité à la dérive sont les tenants de l'ordre. Dans son premier album Kip Of The Serenes (1969), le groupe de folk-rock expérimental compare le sillage de la nef à l'empreinte du serpent biblique :
The way of a serpent upon a rock (La trace d'un serpent sur le rocher)
The way of a ship in the midst of the sea (La trace d'un bateau en pleine mer)
La nef de la folie est celle de l'humanité engagée sur la voie de l'auto-destruction, dévorée par la guerre, l'exploitation des hommes et de la nature, l'oppression des minorités ethniques, économiques, sociales et politiques. Tous ces sujets sont au cœur des débats des années 1968-1970, ils sont les cibles privilégiées de la contestation étudiante, et Dr. Strangely n'hésite pas à les mettre en parallèle avec l'œuvre diabolique du serpent tentateur.
Féru de littérature et poète maudit, Jim Morrison reprend lui aussi le thème et partage l'avis de Dr. Strangely Strange. Dans l'album Morrison Hotel, en 1970, il chante :
The human race was dyin' out(La race humaine est en voie de disparition)
No one left to scream and shout(Il n'y a plus personne pour hurler et crier)
Plus loin, il espère “que notre petit monde va durer”. Pour cela, il offre une échappatoire, une alternative. Il propose au public d'embarquer sur son propre bateau, de quitter une nef de fous pour une autre, d'abandonner le navire du vieux monde sombrant et de se laisser guider vers le nouveau par le Capitaine « Goodtrips ». La référence au « trip » renvoie évidemment à la drogue. Chanteur-shaman, roi lézard, Jimbo se considère comme un passeur de monde. À travers sa musique et sa poésie, il invite son public à prendre place à bord de son embarcation pour franchir les « portes de la perception » et découvrir une autre réalité :
Looking for a new ship (Vous cherchez un nouveau bateau)
Come on, people better climb on board (Allez, vous feriez mieux de monter à bord)
Come on, baby, now we're going home (Allez, chérie, maintenant rentrons à la maison)
Le chanteur des Doors va plus loin que Dr. Strangely Strange, il oppose deux nefs, deux folies différentes : celle qui domine et qui conduit le monde au naufrage, et celle qu'il appelle de ses vœux, incarnée par la jeunesse hallucinée. Pour lui, il faut confier la barre du navire à l'acide et se laisser porter par le « bon trip ». En cela, Morrison embrasse les théories de Timothy Leary sur les effets du LSD, devant permettre à l'humanité de rétablir le cap et de franchir une étape supplémentaire de son évolution. Ses mots d'ordre sont simples : “turn in, tune on and drop out” (“Ouvre-toi, harmonise-toi avec le monde et laisse-toi aller”). Avec les Doors, la métaphore de la Nef des fous n'est plus un moyen de critiquer le dérèglement collectif, il devient un moyen de le prôner ! Le thème devient aussi une allégorie du rock lui-même, qui s'engage sur l'étrange voie du psychédélisme, se laissant lui aussi guider par les hallucinogènes.
John Cale, ancien membre du Velvet Underground et autre grand amateur de drogue, partage la vision de Jim Morrison. Il compare sa nef à un canot de sauvetage, une sorte d'arche de Noé permettant de sauver les hommes du déluge. En 1974 (album Fear), avec son « Ship Of Fools », il porte secours aux égarés :
It was just about the break of day (Le jour se levant tout juste)
And then hastily prayed for out souls to be saved (Nous avons prié les âmes à sauver de se hâter)
There was something in the air that made us kind of weary (Il y avait quelque chose dans l'air qui nous épuisait).
John Cale raconte que son navire est accueilli avec joie, il précise également qu'il a pour objectif de ramener son équipage et ses passagers « à la maison pour Noël ». Toujours ce thème du retour... l'angoisse de rester « high », la peur de ne pas revenir de son trip. Pour éviter l'errance, le capitaine tient fermement la barre, contrairement à la nef originelle. Cale se méfie des courants contraires, il ne connaît que trop les affres de l'exploration lysergique. Sur les eaux tumultueuses, il craint toujours l'emprise du bad trip. Le décor de la chanson est sombre et l'embarcation ne semble pas rayonner de lumière (Dracula est à bord!). À cette époque, Cale est dévoré par les drogues dures et la chanson, sans doute écrite dans un éclair de conscience, pose la question de sa propre perdition et, par extension et parallèle, questionne le rock sur sa dépendance à la drogue. La nef du rock, que Morrison présentait en arche de l'humanité, ne serait-elle pas elle-même en perdition ?
Au début des années soixante-dix, comme le rock tout entier, le Grateful Dead, grand émissaire du psychédélisme et guide de la révolution hippie, est traversé par le doute et la remise en question. En 1969, le sang d'Altamont et la boue de Woodstock, les violences et les drogues dures qui ravagent les rues de San Francisco et décapitent le rock signent l'arrêt de mort de l'utopie hippie ; la Nef de Morrison a sombré et le chanteur des Doors a lui-même été emporté dans le tourbillon en 1971. L'heure est à la désillusion.
En mars 1973, le Dead est victime d'un nouveau coup dur, qui l'affecte personnellement : il perd son claviériste, harmoniciste et chanteur de blues Ron « Pigpen » McKernan, qui succombe à une maladie du foie aggravée par son alcoolisme. Pigpen avait été le fondateur du groupe et son premier meneur, avant que le guitariste Jerry Garcia ne prenne l'ascendant. Le Dead est profondément affaibli par cette disparition, à une période où il se relève des déconvenues de la période hippie. Dans leur « Ship Of Fools », Jerry Garcia et Robert Hunter, le parolier, évoquent leur culpabilité à l'égard de leur ami disparu :
The bottles stand as empty, as they were filled before (Les bouteilles sont vides, elles étaient pleines auparavant)
[…]
Though I could not caution all, I still might warm a few: (Même si je ne peux mettre tout le monde en garde, je peux avertir quelques-uns:)
Don't lend your hand to raise no flag atop no chip of fools (Ne participez pas à la levée des couleurs sur une nef de fous)
Le groupe met en garde son public contre les dérives de l'alcool et des drogues – dont il continue pourtant de faire grande consommation – il exprime ses doutes et ses regrets, la douleur des illusions qu'ont révélé les années colorées des sixties en Californie. La culpabilité est d'autant plus présente que le groupe a toujours été considéré comme un guide par ses fans et ses amis. Comme Morrison, le Grateful Dead est un passeur de monde, il a été l'inventeur du psychédélisme (du grec psyche : l'âme et delein : révéler), et toute sa mythologie a été bâtie dans ce sens. Les références mystiques à l'Égypte antique, qui parsèment son œuvre, ne sont pas dénuées de sens, elles renvoient toutes à un extrait du Livre des Morts, qui évoque les « morts reconnaissants » et leur mission : « In the land of the dark, the ship of the sun is drawn by the grateful dead » (Au pays de la nuit, la barque du soleil est tirée par les morts reconnaissants). Le texte est même dissimulé sur la pochette du premier album, au-dessus du nom du groupe.
Le Dead doit piloter la barque solaire dans l'Autre-Monde ; symboliquement, la formule est riche de sens et confère à la musique du groupe des propriétés mystiques auxquelles les musiciens croyaient. Ils concevaient leurs chansons comme des supports au trip, des navires guidant l'aventurier de l'acide vers des territoires inconnus, de longs thèmes psychédéliques comme “Dark Star” offrant une traversée de plus de vingt minutes.
En 1970, les premiers doutes s'étaient fait entendre sur « Ripple ». Garcia y chantait :
If you should stand then who's to guide you? (Si tu dois te tenir debout alors qui va te guider?)
If I knew the way, I would take you home (Si je connaissais le chemin, je te ramènerais à la maison)
Rentrer chez soi, pour le Dead comme pour Cale et Morrison, c'est un impératif. Et lorsque le capitaine en a perdu la route, la barque solaire devient nef des fous. En 1970, avec “Ripple”, le Grateful Dead, désabusé par la dégénérescence de l'idéal hippie, refuse de tenir la barre de la barque solaire plus longtemps. Le bateau, qui a vu mourir son premier capitaine voit le second l'abandonner. Il erre sur les eaux est devient le « Ship Of Fools » de l'album From The Mars Hotel (1974). Garcia y implore :
Ship of fools on a cruel sea, (Nef de fous sur une mer cruelle,)
Ship of fools sail away from me (Nef de fous, navigue loin de moi)
L'idéal est mort et le Dead, ancien capitaine des hippies de San Francisco, ne peut que constater l'échec de la traversée. Des vagues de jeunes adolescents fugueurs se déversent sur la Californie. Ils ont quitter leurs foyers pour venir s'échouer dans les crash pads de Frisco ou L.A., attirés par la fumée de marijuana et les vapeurs d'alcool, par le mythe de la vie douce et du sexe libre. La chanson du Dead traduit les interrogations que la situation suscite et donne à la notion de Nef des fous une dimension mélancolique et tragique. Drogués, hallucinés, ils errent dans les rues en quête de leurs folles illusions. Les artistes voudraient pour les ramener chez eux, « à la maison », mais sans les éloigner de leurs rêves ni de leurs aspirations libertaires. En diffusant leur rock à travers les foyers de tout l'Occident, ils y parviendront.
Le Ship of Fools est une allégorie de la période hippie autant que du groupe lui-même. Jerry Garcia demande au bateau Grateful Dead de se tenir loin de lui. Les membres du groupe le surnomment eux-mêmes « le monstre », parce qu'il dévore leurs vies et celles de leur entourage (le monstre fera plusieurs victimes parmi les musiciens et le crew, dont trois claviéristes).
Habités par le doute, Jerry Garcia et le Dead ne cèdent pas à l'abattement et décident de maintenir le groupe malgré le décès de Ron McKernan, malgré l'échec de l'utopie pour laquelle ils se sont investis, malgré la fin du psychédélisme et l'arrivée d'une nouvelle génération et de nouveaux courants venus d'Angleterre. Ayant constaté le naufrage de la Nef de Morrison, conduite par l'acide, le Dead prend à son tour les commandes d'une nouvelle embarcation de fous, un nouveau canot de sauvetage :
Saw your first ship sink and drown from rocking of the boat (J'ai vu votre premier navire couler et sombrer à force de tanguer
And all that could not sink or swim was just left there to float (Et tout ce qui ne pouvait couler ou nager flottait à la surface)
I won't leave you drifting down, but whoa it makes me wild (Je ne vais pas vous laisser dériver, mais, whoa, ça me rend sauvage).
Le Grateful Dead reprend la barre et accepte son rôle de guide avec le passage dans l'âge de la maturité (“With thirty years upon my head to have you call me child”). Il aide ses dizaines de milliers de fans à traverser les épreuves et à ne pas se laisser emporter par le tourbillon des sixties. Il poursuit une carrière prolifique qui l'amènera jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix, jusqu'à la mort de Jerry Garcia en 1995, le mort de trop, celui qui mènera à la dissolution de la formation.
La chanson du Dead évoque les causes du naufrage en évoquant le « balancement du navire » (“rocking of the boat”), il reprend en cela l'analogie étymologique entre le tangage d'un navire et le rock, comme danse et mouvement musical. Rappelons que le terme rock'n'roll vient précisément du vocabulaire des marins, qui ont comparé le « tangage et le roulis » du bateau au mouvement du corps pendant l'acte sexuel et, par extension, à la danse qui l'imitait et le détournait. Le Dead est clair, c'est le grand chamboulement des années soixante qui a fait sombrer la nef des hippies, elle a voulu aller trop loin et trop vite sous la tempête.
Sous les plumes successives de Morrison, Cale et Garcia, la nef des fous est devenue une allégorie du rock lui-même. Évoluant au rythme des chavirements et des changements de capitaines, le peuple du rock a embarqué sur différents vaisseaux : rock'n'roll, folk-rock, garage, psychédélique. Son bateau a affronté la tempête et traversé les épreuves, et malgré quelques avaries, il continue de voguer, le « ship of fools » poursuit son chemin. Depuis 1973, il a été chanté par de nouveaux artistes, dans différents styles : sur i>Night Moves en 1976, Bob Seger est le seul survivant d'un nouveau naufrage de la nef, Van der Graaf Generator la pilote sur Vital en 1978, Robert Plant passe à son tour à la barre sur un single de 1988, The Residents cherche le cap sur Our Finest Flowers en 1992, Scorpions s'enfonce dans la tempête sur Face The Heat en 1993, et Ron Sexsmith écope sur Time Being en 2006. Entretemps, plusieurs autres artistes ont pris place à bord du navire pour dénoncer ou célébrer la folie humaine. Nombreux sont les commentateurs qui, à différentes époques, ont prédit la mort du rock, mais le vent du renouvellement artistique souffle toujours et vient gonfler les voiles de la nef des fous.