Tangerine Dream

Monument de l’histoire des musiques populaires s’il en est, Zeit se présente pour beaucoup d’auditeurs tel le monolithe de 2001 l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) : inquiétant par son esthétique et son aura, mystérieux par ses objectifs, et proprement monolithique par sa construction – quatre titres de plus ou moins vingt minutes, près de 76 minutes de musique et surtout, une absence de péripéties immédiatement perceptibles à l’oreille distraite, faisant de l’album une longue suite planante, quasi spectrale.  

Cette évolution est, une fois encore, le produit d’un changement dans la composition du groupe. Drogué au dernier degré, Steve Schroyder est ingérable au point de faire plusieurs séjours en prison, ce qui donne des arguments à Froese, déjà en délicatesse avec son musicien, pour le pousser dehors (même si on lui doit une légère participation sur l’album). Pour le remplacer, le groupe recrute un musicien très actif et inventif, mais encore de seconde catégorie au sein de la scène berlinoise, Peter Baumann, qui sera amené à devenir un personnage clef de Tangerine Dream et du Krautrock en général. Comme toujours, Froese s’entoure de plusieurs invités dont Florian Fricke (de Popol Vuh) au Moog et un quatuor à cordes (entendre violoncelles) de Cologne. L’horizon géographique s’élargit et montre à quel point Tangerine Dream s’inscrit dans une dynamique artistique ouest-germanique qui est loin d’être limitée à Berlin.

La présence d’un quatuor à corde est un des motifs qui laissent penser que Tangerine Dream souhaitait réconcilier, ou plus simplement concilier, la musique savante et le progrès technique. En témoigne "Birth of Liquid Plejades", doté d’une introduction post-rock avant l’heure (Godspeed You! Black Emperor! semble avoir fait sa carrière sur ces huit premières minutes), qui bascule tardivement dans une symphonie immobile aux claviers et aux orgues spirituelles. Plus sombre et plus bruitiste, "Nebulous Dawn" confirme une maîtrise de plus en plus aboutie des effets et des synthétiseurs, au profit d’un résultat très cinématographique qui, par bien des aspects, pourrait figurer aux origines du drone à l’écoute de ses ondulations fantasmagoriques. Ces sonorités cosmiques se mêlent étonnement bien à la guitare puis au mellotron sur l’introduction d’"Origin of Supernatural Probabilities", dont les variations subtiles évoquent "Alpha Centauri" dans une forme plus maîtrisée. Le titre retrouve rapidement l’atmosphère de "Nebulous Dawn" dans un plus déploiement dynamique, avant que "Zeit" ne surgisse d’outre-tombe. Cette ultime plage est à la fois la plus sombre et la plus contemplative, propulsant l’auditeur en apesanteur par la seule force de l’évocation musicale.

De l’invention du post-rock aux éloges de Steven Wilson, la postérité de Zeit n’est plus à établir. Ambitieux pour les uns, boursoufflé pour les autres, l’album reste l’album le plus débattu de la discographie de Tangerine Dream, que certains, non sans pédanterie, portent aux nues comme la plus grande œuvre du siècle, quand elle passera pour hermétique aux oreilles de nombreux curieux.

À écouter : "Birth of Liquid Plejades", "Origin of Supernatural Probabilities"