Black Sabbath
13
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1- End of the Beginning / 2- God Is Dead? / 3- Loner / 4- Zeitgeist / 5- Age of Reason / 6- Live Forever / 7- Damaged Soul / 8- Dear Father / 9- Methademic / 10- Peace of Mind / 11- Pariah
Un album comme celui-là semble de prime abord impossible à critiquer. Entre la gestation chaotique du monstre, les sombres tractations mercantiles qui l’entourent, les attentes impossibles à satisfaire, la déception forcément annoncée, mais aussi, il faut bien le reconnaître, un certain culot pour ainsi se permettre de remettre en jeu sa propre légende, 13 attise bien des passions et des polémiques, et il est désormais l’heure d’y mettre nous aussi notre grain de sel.
Il faut avant tout bien prendre conscience de l’importance de l’événement. Quand le Black Sabbath sacré, celui de Birmingham, celui qui réunit Ozzy et Tony, se décide à réaliser un nouvel album, c’est un peu comme si John Lennon et George Harrison n’étaient pas morts et qu’ils remettaient le couvert avec Paul McCartney - sans Ringo Starr - après quatre décennies d’absence des Fab Four. C’est comme si Pink Floyd s’était décidé à envisager le successeur légitime de The Wall autour de Roger Waters et de David Gilmour en 2005, avant le décès de Richard Wright. Mais c’est surtout comme si Robert Plant avait cédé aux sirènes de Jimmy Page pour réactiver Led Zeppelin en 2007, près de trente ans après la disparition de Bonzo. En clair, 13 tient de l’infiniment improbable ou même de la science fiction rock n’ roll. Qu’une bande de sexagénaires se permette de reconstituer, même partiellement (Bill, on est avec toi), un effectif mythique - et le mot est faible - après plus de trente cinq années d’absence dans les bacs passe au mieux pour une capricieuse crise de la soixantaine, au pire pour de la démence sénile un rien précoce - mais c’est bien connu, le rock n’ roll n’est pas connu pour spécialement bien conserver ceux qui s’y adonnent. De plus, qu’auraient encore à raconter ces défricheurs des 70’s qui n’aurait déjà été dit en long, en large et en travers ? Comment imaginer soutenir la comparaison avec des disques de la trempe de Black Sabbath, Paranoid, Master Of Reality, Volume 4 et, allons-y gaiement, Sabbath Bloody Sabbath ? Comment rester pertinent sans radoter ? Comment captiver sans risquer de se prendre les pieds dans ses propres références ? Nonobstant les intérêts financiers énormes qui gravitent autour du projet, on ne niera pas qu’Osbourne, Iommi et Butler ont au moins eu les couilles suffisamment solides pour s’embarquer dans une telle folie.
Nombreux sont ceux qui ont lâché Black Sabbath après le départ du Madman, et très honnêtement, on en saurait leur en tenir rigueur. Même si Ronnie James Dio avait réussi à injecter un peu de sang neuf aux vétérans le temps d’un album, la suite des pérégrinations quasi-solitaires de Tony Iommi n’a pas vraiment de quoi passionner, d’ailleurs elle aurait même tendance à faire pitié. Tony Martin, quoi. Non mais franchement, comment le Django métallique a-t-il pu se fourvoyer avec un tel olibrius, et comment a-t-il pu persister aussi longtemps à ses côtés ? On ne va pas réinventer l’histoire, tout le monde connaît les travers de Iommi, sa boulimie de scène et de studio, son aveuglement cocaïné, son entourage de sycophantes arrivistes ou encore le fossoiement de son propre héritage. Si une poignée de justifications oiseuses existent, le résultat n’en reste pas moins navrant à bien des égards. Ceci dit, une exception mérite d’être relevée : elle s’appelle Heaven And Hell. Pas l’album, ou plutôt si, l’album aussi (qui n’est pas vilain du tout au demeurant), mais surtout le groupe, celui sous lequel l’effectif Dio s’est de nouveau réuni en 2007 peu avant le décès du chanteur. Si cette reformation cachée de Black Sabbath n’a pas engendré un enthousiasme populaire débordant, force est pourtant de constater que The Devil You Know a vraiment fière allure. Fruit d’un quatuor aux abois, traqué par la vindicte d’un Osbourne prêt à tout pour piller sa trésorerie, mais surtout première réelle tentative de renouer avec un passé flamboyant sans autre préoccupation que celle de faire, enfin, de la bonne musique, ce disque officieux du Sabbath, malgré les travers habituels inhérents à Dio, son amour pour l’occulte-spectacle et son lyrisme ultra-daté, bénéficie de tout le savoir-faire du maître artificier à la manoeuvre et des toutes dernières technologies en terme de prise de son. Résultat : jamais Sabbath n’a sonné aussi moderne, et rarement a-t-il été aussi pertinent depuis sa soumission au milieu du heavy metal. A cet égard, tout espoir placé en 13 n’apparaissait pas totalement vain par avance, même si plusieurs inconnues subsistaient.
La première, c’était Ozzy Osbourne, et sur ce point, de façon formelle, ce nouvel album est une déception. On pouvait s’y attendre au vu de ses dernières productions solo : le Prince of Darkness, depuis une bonne dizaine d’année, a nettement perdu de sa superbe. Incapable d’attraper les aigus grinçants qui ont fait sa renommée, Osbourne se contente ici et encore d’une voix vieillie et affadie, souvent vaguement agressive, parfois lancinante ("God Is Dead"), parfois détachée de son sujet ("Dear Father"), mais constamment en dessous des attentes qu’un tel projet charrie. Seconde inconnue, l’absence de Bill Ward. On passera sur tous les tenants et aboutissants de l’affaire pour se concentrer sur la conséquence de cette absence : jamais au grand jamais la section corde n’est en mesure de retrouver son dynamisme d’antan sans le soutien rythmique très spécial de Nib Head, et pourtant on ne pourra pas dire que Brad Wilk n’aura pas essayé. Le fait est que personne n’est décemment capable de restituer convenablement cette pulsation flottante, ce contraste entre espaces vides et déferlements spasmodiques, cette souplesse dans les appuis qui caractérise Ward. La conséquence saute aux oreilles : malgré tous ses efforts, le Rage boy ne peut qu’imprimer un rythme figé, méthodique, efficace mais sans génie. Quant on aborde les changements de tempos qui ont fait la renommée du quatuor de Birmingham, la sentence est sans appel : Wilk ne s’en charge jamais, c’est toujours la paire Iommi - Butler qui imprime l’impulsion destructrice pendant l’exposition des ponts, tandis que le bretteur de Rage se contente de suivre quelques temps plus tard. Quelques pseudo-exceptions subsistent, comme l’essai 4/4 - 2/4 en fin de "Loner" (mais la pulse reste identique) et surtout la franche bastonnade qui ponctue le pont de "Age Of Reason" et qui, malgré une tentative de recréer les soubresauts de Ward, reste désespérément mécanique. Personne n’ira dire que le challenge était aisé à relever, et même si Bard Wilk s’en tire correctement, il ne parvient pas à se hisser à la cheville de la légende.
La dernière inconnue reposait sur la tonalité de ce disque. Il n’est un secret pour personne que, depuis presque trois décennies, Tony Iommi n’a plus jamais fait preuve d’innovation ou de créativité, se contentant de servir à son public exactement ce qu’il voulait entendre : du heavy metal, point barre. L’affaire peut sembler évidente avec un frontman comme Dio qui, après tout, n’a jamais prétendu amener le Sabbath en dehors des balises du genre, et en ce sens, The Devil You Know, quoique d’un académisme outrancier, remplissait parfaitement son contrat. Et par pitié, ne parlons même pas des Hughes, Martin, Gillen et autres Gillan. Ce qui est sûr, c’est que l’entreprise prend une toute autre tournure avec le retour d’Ozzy, car de son temps, Black Sabbath n’a jamais, jamais enregistré deux fois le même album. S’il était impensable que le Sab’ nous livre ici un nouveau disque définitif, on pouvait au moins s’attendre à une orientation différente, voire, soyons fous, à quelques prises de risque. Or le fait est que 13 a opté pour un parti pris ostensiblement nostalgique, ne cherchant même pas à cacher les auto-références dont il est truffé. En vrac : le doom introductif de "End Of The Beginning" avec un morceau clairement calqué sur le "Black Sabbath" séminal, le coup du tonnerre et de la pluie à la fin de "Dear Father", la configuration d’enregistrement exacte de "Planet Caravan" sur le pâle "Zeitgeist" (voix trafiquée, percus, basse souple, guitare acoustique), le "Oh yeah !" revêche de "N.I.B." avec le riff qui va bien recopié sur le pont de "Age Of Reason", et on vous laisse chercher les autres références : vous verrez, le jeu est amusant. Rien de dramatique dans tout ça, la bande assume ici son statut de fossiles mythiques vivants et l’exhibe avec une certaine fierté. Elle en a le droit, après tout. Mais là où on attendait clairement Iommi au tournant, c’était sur la question du blues et du dogme métallique : allait-il (enfin) faire un pied de nez narquois aux metal-heads en remettant en cause le bien fondé de leurs émoluments ? Allait-il enfin retrouver cette patte fulgurante qui lui faisait réaliser de grands écarts incessants entre vieille matrice 60’s et complets voltes-faces anti-blues ? La réponse, quoique négative, mérite au moins quelques encouragements. Avec Ozzy, le guitariste à moustache se laisse aller à une musique moins stéréotypée, volontiers altière et communicative ("Loner", "Pariah") et qui, s’essaye effectivement à la rétro-expérience blues en une occurrence. Alors, que penser de ce fameux "Damaged Soul", pétri de fuzz et d’harmonica ? Au delà du simple exercice de style complètement maîtrisé et parfaitement exécuté, et malgré un ultra-clacissisme qui possède sous certains angles quelque chose d’assez désespérant, on ne saura cacher une vraie jubilation en entendant du blues sortir à nouveau de la guitare torturée de Tony Iommi, ce d’autant que la fin du morceau, empêtrée dans une accélération décapante, emporte l’adhésion à l’arrache. Rien que pour ce titre qui fait la nique à tous les métalleux, 13 valait certainement le coup d’être monté.
Reste que ce baroud de fin demeure un album de heavy metal car bon sang ne saurait mentir, surtout quand de part et d’autre, Ozzy et Iommi ont largement bâti leur subsistance séparée sur ce fond de commerce. De toute façon, on n’imaginait certainement pas le moustachu à croix se laver le cerveau pour en revenir à une période post-Black Sabbath ou post-Sabbath Bloody Sabbath (tous les intermédiaires étant envisageables), ni poursuivre sur les expériences pas toujours maîtrisées et désormais passées de mode de Technical Ecstasy (promis, on n'abordera pas le cas Never Say Die!). 13 est donc un album de heavy metal relativement traditionnel mais qui, par ses nombreuses atypies, offre une diversité bienvenue. Si l’on peut regretter une irritante volonté de se calquer sur sa propre légende ("End Of The Beginning”, "God Is Dead?", tous deux calibrés aux petits oignons pour plaire aux fans), si l’on peut râler devant certains titres assez dispensables ("Zeitgeist", on l’a déjà dit, mais aussi "Live Forever" ou "Dear Father"), on ne pourra pas nier que Tony Iommi est revenu en découdre avec de sacrées armes dans ses bagages. Mister riff fait encore une fois parler la poudre comme personne, et certains morceaux forcent ouvertement le respect. Binaire jouissif chevillé au corps ("Loner"), distorsion grisante et brillante construction en trompe l’oeil ("Age Of Reason"), rush à haute énergie portant un refrain fédérateur ("Methademic"), duo doom goguenard / heavy metal frondeur ("Peace Of Mind") ou encore excellence rythmique graillonnante ("Pariah"), 13 possède d’excellents morceaux de bravoure sublimés par le jeu de guitare racé et étonnamment peu démonstratif de Iommi. Autre satisfaction, Geezer Butler enrobe les titres dans une basse très sonore, développant des lignes instrumentales hargneuses et d’une féroce pertinence, rappelant au monde entier qu’il est, sans aucune contestation possible, l’un des meilleurs gratteurs de quatre cordes encore en activité. Cerise sur le gâteau, l’enregistrement se place dans les standards modernes du heavy rock, et le jeu du potard poussé à fond dégage des frissons de contentement : s’il y a au moins un domaine dans lequel Black Sabbath ne faillit pas à sa propre légende, c’est bien celui du son, et c’est déjà énorme.
Somme toute, 13 contentera son monde en fonction des aspirations que l’on aura placées en lui. Les grands naïfs qui attendaient un chef d’oeuvre seront fatalement déçus, tandis que les défaitistes aigris pourraient se retrouver agréablement surpris. Une chose demeure certaine : il est aberrant de chercher à comparer ce Sab’ 2013 à celui qui a officié entre 1970 et 1978. De l’eau a coulé sous les ponts, pour le meilleur et surtout pour le pire, les moeurs dans le milieu du rock lourd ont changé, le heavy metal a laissé trois décennies de cicatrices dans son sillage, et le Sabbath des trois papys à la manoeuvre ne peut intrinsèquement posséder l’outrecuidance de révolutionner le rock comme celui des quatre jeunes prolos camés qui l’a fait quarante ans plus tôt. On notera néanmoins que ce retour suscite un enthousiasme assez unanime : les critiques sont plutôt bonnes, et le disque s’arrache en Angleterre et aux Etats Unis en se plaçant en tête des charts de façon historique. En un sens, jamais le Sabbath n’a connu un tel succès populaire, et si l’on peut placer quelques regrets dans le produit et dans tout ce qui entoure sa conception, on ne saura cacher un réel enthousiasme à observer l’adoubement tardif des pionniers du rock lourd. Tel le dernier ...Like Clockwork des Queens Of The Stone Age qui, lui aussi, malgré ses faiblesses et dans un domaine somme toute voisin, s’arrache dans le monde entier, on ne citera pas forcément 13 dans nos classements de fin d’année, mais on se réjouira sans réserve de l’exposition dont jouit actuellement une certaine manière de concevoir le rock, permettant aux jeunes générations, qu’elles soient pro ou anti-métallique, de (re)découvrir l’une des sources primordiales de la musique contemporaine. Et si la roue commençait enfin à tourner ?