
Julian Casablancas + The Voidz
Tyranny
Produit par Shawn Everett
1- Take Me in Your Army / 2- Crunch Punch / 3- M.utually A.ssured D.estruction / 4- Human Sadness / 5- Where No Eagles Fly / 6- Father Electricity / 7- Johan Von Bronx / 8- Business Dog / 9- Xerox / 10- Dare I Care / 11- Nintendo Blood / 12- Off to War...


Aussi bizarre que ça puisse paraître, on attend pas mal d'un album solo de Julian Casablancas. En 2009, Phrazes For The Young mettait fin au silence observé depuis 3 ans par le leader du groupe phare d'un revival garage rock bande-mou. The Strokes donc. En 2014 et deux disques de groupe plus tard (un Angles moche mais bien branlé et un … c'est quoi son nom déjà?), Casablancas peut à nouveau jubiler. Il a prouvé que The Strokes n'existaient pas sans lui, il a aussi montré qu'il pouvait leur faire enregistrer ce qu'il souhaitait.
À partir de là, il peut bien se raser une tempe, enfiler un marcel gris informe et trimballer sa nouvelle dégaine de burger neurasthénique sur les scènes de festivals. Il trouvera bien des fans transis prêts à l'applaudir quand il se pointe avec son groupe, une sorte de Spinal Tap 2.0 avec coupes de douilles dégueus et blousons de cuir cloutés. Il peut aussi se foutre ouvertement de la gueule du monde en déclarant à GQ que Tyranny a un vrai potentiel commercial. Suffit d'écouter le single "Human Sadness" envoyé en éclaireur (au lance-flammes). Au cœur de la mélasse, patauge cette monstruosité. Elle rampe, amorphe et couinant. Les vagissements de Casablancas se déversent au milieu des stridences électroniques, quelqu'un touille le reste qui vire au brunâtre, personne ne comprend plus rien mais tout le monde s'en fout. On est en 2014 et on n'a plus besoin de vendre des disques.
Une manière comme une autre d'envoyer chier tout le monde, car quand on est Julian Casablancas on s'adresse forcément à quelqu'un. Ici le message est clair : "j'irai partout, sauf là où vous attendez/voulez que j'aille". Alors de la fureur indus alarmiste de "M.utually A.ssured D.estruction" à la pluie de percussions vaguement afro-isantes de "Father Electricity", c'est un gargantuesque chaos. Là où les Strokes avaient toujours sonné plutôt chétifs (sauf sur leur chef-d'oeuvre, ce concert aux Eurockéennes en 2006), Tyranny sort une massive armada de sons. Les couches s'empilent jusqu'à l'indigestion ("Johan Von Bronx") sans qu'une réelle chanson apparaisse. La force de Casablancas était pourtant bien de faire émerger des joyaux mélodiques des plus boueuses résurgences eighties.
Le chanteur, justement, a décidé de raturer sa voix et d'effacer presque ses vocaux de toute façon inintelligibles. Pas qu'on en ait grand-chose à faire, tant les paroles n'ont jamais été son fort. Par contre il semble avoir définitivement abandonné le baryton new-yorkais pour un irritant falsetto. Ses marmonnements égosillés, ses grincements de gorge font bon ménage avec le jeu de flipper musical de ses nouveaux copains. Apparemment l'objectif est de flinguer toute accroche mélodique ou rythmique suffisante pour faire une chanson, à l'exception du single "Where No Eagles Fly", bombe electro-punk façon Lost Sounds/Jay Reatard. "Take Me In Your Army" c'est l'éléphant dans la pièce qui barrit "Prends-moi dans tes bras" avant d'être englouti par des synthés tout moches. Après avoir donné quelques gages de bonne volonté aux nostalgiques des Strokes avec un garage rock de fête foraine ("Crunch Punch"), Julian Casablancas et The Voidz foncent tête baissée dans le hardcore et les titres informes.
Surprenant, d'accord, mais c'est loin d'être suffisant. Passée la gigue electro-world de "Father Electricity", les minutes restantes (30 tout de même) se suivent et se ressemblent. "Business Dog" contient un délicieux hoquet rythmique et une mélodie aux yeux rougis, et a surtout le bon goût d'être courte. En dehors de ça et de la mélancolique "Nintendo Blood", Tyranny tourne en rond. "Dare I Care" rappelle les horreurs du dernier Strokes Comedown Machine. Le pire c'est que l'album entier subit le même sort. Passée la surprise (car il faut bien avouer que Tyranny est totalement décontenançant) et le dégoût face à tant de mélodies gâchées, est apparu le plaisir de découvrir au cœur de ce tas d'immondices des raisons de se relever la nuit. Puis l'enthousiasme fait place à la lassitude. Les coups de reins de "Crunch Punch" ne sont plus aussi excitants. La tendresse de "Nintendo Blood" n'est plus si touchante. Comme une relation de couple un peu médiocre.
À qui s'adresse ce disque en forme de déclaration de guerre et de lettre de suicide commercial ? Parce qu'il est évident que Julian Casablancas a des choses à prouver, sauf qu'on ne voit pas très bien à qui. Des musiciens tentant de saboter leur potentiel de vente de disques pour s'affirmer comme de vrais artistes, on en a connu une tripotée. Cette volonté d'enlaidir son propos pour signifier "je ne suis pas cool, foutez-moi la paix", on l'a déjà vue. Tyranny n'expérimente d'ailleurs pas tellement les mélodies ou les rythmes mais plutôt les sons, voire les bruits.
OK mais fallait-il que ce soit si long ? En interview Casablancas se pose (sincèrement?) en artiste engagé, faisant de Tyranny un cri de révolte face à la dictature des marchés. Sérieusement ? Après avoir cru au foutage de gueule éhonté, une blague potache orchestrée par un musicien reconnu qui s'ennuie, on prend conscience du temps et de l'énergie investis dans ce sabotage. Le haussement de sourcil se change en arrière-goût morbide face à ce disque triste. Difforme et claudiquant, il paraît peu en phase avec lui-même ou avec le monde. Volontairement en décalage mais malheureux là où il est. Là où XTRMNTR de Primal Scream traduisait fidèlement la colère de son auteur, Tyranny a l'air en porte-à-faux avec lui-même.
Au vu du désastre, le meilleur service qu'on pourrait rendre à Casablancas serait peut-être de ne pas acheter son album. Ça lui prouverait que son plan a marché et il se remettrait peut-être à écrire des chansons. Manquerait plus qu'il s'associe à Metallica pour sortir son Lulu.