The Postal Service
Give Up
Produit par
1- District Sleeps Alone Tonight / 2- Such Great Heights / 4- Nothing Better / 5- Recycled Air / 6- Clark Gable / 7- We Will Become Silhouettes / 8- This Place Is a Prison / 9- Brand New Colony / 10- Natural Anthem
The Postal Service reste encore aujourd’hui un projet complètement atypique. La rencontre entre Jimmy Tamborello, chantre de l’électro branchée de la West Coast américaine, et de Benjamin Gibbard, meneur doué des indies Death Cab For Cutie, n’a accouché que d’un seul album à la croisée des chemins de deux mondes qu’a priori tout oppose. Et pourtant, Give Up fonctionne parfaitement, même dix ans après son élaboration.
En 2003, Sub Pop n’a plus vraiment le vent en poupe. Oubliées, les années fastes du grunge, de Nirvana, de Soundgarden et de Mudhoney. Bruce Pavitt s’est fait la malle, le rock lourd périclite, les ventes de disques commencent à subir les affres d’Internet et le label de Seattle se doit de réorienter sa ligne directrice au plus vite. Hasard ou coïncidence, chez le concurrent Plug Research de Los Angeles, le premier album de Dntel, Life Is Full Of Possibilities, a été plutôt remarqué. Le projet solo de Tamborello, fruit de sa vision électronique très personnelle et de la collaboration de nombreux artistes pop peu connus, a réussi à trouver son public. Plus intéressant encore, son association avec le lunaire Ben Gibbard sur le titre "(This Is) The Dream Of Evan And Chan" semble avoir été particulièrement appréciée, et ça tombe bien : Gibbard, lui, vient de Seattle, même si son groupe est signé chez Barsuk. Lorsqu’un projet d’album commun entre les deux hommes voit le jour, Sub Pop flaire le bon coup et attire à lui le duo providentiel. Lancé en grande pompe, Give Up voit sa sortie appuyée par le soutien des meilleurs artistes pop signés sur le label de Seattle, les peu connus Samuel Beam (Iron & Wine) et The Shins, qui tous deux enregistrent des reprises de morceaux issus de l’album. Si l’accueil initial réservé à The Postal Service est plutôt bon, la machine commence franchement à s’emballer l’année suivante avec l’énorme succès de la B\.O\. de Garden State (comportant la reprise de "Such Great Heigths" par Iron & Wine). Tout d’un coup, le duo, alors en tournée en Europe, doit faire face à des affluences de plus en plus nombreuses, et les ventes de disque s’envolent progressivement. En 2012, Give Up a dépassé le million d’exemplaires écoulés : c’est, après Bleach, le deuxième plus gros succès de Sub Pop qui, entre temps, a largement réussi son pari avec les triomphes des deux autres larrons, James "Shins" Mercer & Sam "Iron & Wine" Beam, les ventes confortables de CSS, Flight Of The Conchords et de Fleet Foxes, ainsi que la distribution US futée de Foals. Sub Pop, ou le parfait exemple d’une mutation réussie en pleine période de crise pour l’industrie du disque.
Pourquoi The Postal Service ? Tout bêtement parce que Gibbard et Tamborello se sont envoyés leurs parties mutuelles (chant-instruments pour le premier, électro pour le second) par courrier, et que l’album s’est ainsi construit par correspondance sur six mois entre Los Angeles et Seattle. Ce qui était au départ une blague récurrente a pris forme concrète et a d’ailleurs bien failli tourner au vinaigre lorsque U.S. Postal a porté plainte contre le duo et menacé de lui faire changer de patronyme... mais le plus beau dans cette histoire réside dans son dénouement : après découverte de la musique concernée par les instances de la puissante firme de distribution de courrier, le groupe a été autorisé à conserver son nom à la condition qu’il vienne donner un concert privé pour les responsables de l’entreprise, et que le site web d’U.S. Postal soit autorisé à vendre l’album par correspondance. On ne saurait se voir gratifier d’une plus belle reconnaissance.
Rétrospectivement, Give Up est un pari qui apparaissait tout de même risqué car, pour ainsi dire, les univers de Death Cab For Cutie et de Dntel n’ont absolument rien en commun. Le premier tour de platine dégage d’ailleurs une certaine étrangeté, comme si James Murphy s’était mis en tête de remixer un album complet de Death Cab... et même si les remixs demeurent à la mode, il n’y a qu’à voir le nombre de bidouillages de tubes par des “sommités” de la pop synthétique qui naissent tous les jours, combien s’avèrent réellement dignes d’intérêt ? Le problème, initialement, se pose là : qu’est-ce que Jimmy Tamborello peut bien apporter de plus au songwriting triste et sensible de Benjamin Gibbard ? La réponse n’est pas évidente mais finit par couler de source : cette superposition de deux styles antagoniques crée en fait une profondeur d’écoute assez exceptionnelle. Si l’on part du principe que chaque individualité se suffit à elle-même, leur mariage nous autorise à nous focaliser successivement sur chacune d’entre elle en laissant l’autre en arrière fond, et vice versa. Ainsi, Give Up offre tour à tour l’un des meilleurs albums de Gibbard, aux mélodies subtiles et fouillées, exalté par la voix et la diction si particulière du timide chansonnier et soutenu par cette électronique qui offre une toile de fond robotique et vaguement inhumaine, mais également une puissante immersion électronique dans un univers artificiel vigoureux, riche et fouillé duquel émerge ces pop songs intemporelles et d’une étonnante organicité. L’album repose donc sur un paradoxe permanent, une dualité qui nous fait voyager d’une strate à l’autre au fil des écoutes en un incessant dialogue entre l’homme et la machine. Ça aurait pu être un désastre, ça ne l’est pas, loin s’en faut.
D’abord parce que Gibbard se pose ici à une période où son songwriting commence à tutoyer son apogée, c’est à dire pile entre The Photo Album et Transatlanticism. Il livre parmi ses plus belles trouvailles mélodiques, au premier rang desquelles "Such Great Heights", la plus grosse rotation FM de Sub Pop et le morceau le plus connu du chantre de l’indie U.S., un titre lumineux, alerte, emballant et étonnamment optimiste chez ce dépressif-complexé notoire, verve pop encore exaltée par les percussions débridées de Tamborello et ses synthés téléguidés. L’autre particularité de The Postal Service, vis-à-vis de Death Cab, est de jouer sur un fréquent contraste masculin-féminin : alors que dans son groupe d’origine, Gibbard se complaît exclusivement dans une solitude romantique, il entre ici bien souvent en dialogue avec la chanteuse Jenny Lewis (ex Rilo Kiley) qui place le songwriting sur un tout autre plan. "Nothing Better" en est le parfait exemple, éclatant de naturel amoureux au son des tintements de claviers béats, mais on pensera également à l’introductif "The District Sleeps Alone Tonight", évident d’innocence et faisant front commun face à l’amada stroboscopique du tritouilleur californien. Parfois on sent que Gibbard emporte sans coup férir les pièces dans son univers ("Sleeping In", "Clark Gable", tous deux perfusés à l’écriture indélébile du chanteur), parfois c’est l’inverse et Tamborello prend largement le dessus ("This Place Is A Prison", écrasé par l’ambiance glauque et presque industrielle de l’électro grouillante, ou encore "Natural Anthem", house-music de night-club gavée d’ecstasy), mais de temps à autre la rencontre semble juste d’une parfaite justesse, comme avec "We Will Become Silhouettes" dans lequel le chant répond aux arpèges de claviers avec un brio assez inouï. Dommage que le mariage ne s’avère pas toujours aussi réussi, tant il est vrai que le duo "Recycled Air" - "Brand New Colony" ne parvient pas à faire entièrement honneur à la classe de l’album. La faute, probablement, à certaines sonorités kitch rappelant un peu trop les bruitages des premières consoles Nintendo : Super Mario Bros n’est même pas si loin sur le second exemple, c’est assez gênant aux entournures.
Il n’empêche que The Postal Service vaut encore un très sérieux détour en 2013. Give Up n’a pas pris une ride et plaira plus que probablement aux amateurs d’indie et de Death Cab For Cutie - bon sang ne saurait mentir - même si, pour ceux-là, un petit temps d’adaptation sera nécessaire pour bien cerner l’attrait particulier qu’apporte l’électro afin de transformer le songwriting de Benjamin Gibbard. Mais il saura également séduire ceux que le rock indiffère, qui méprisent les guitares et qui ne jurent que par les ordinateurs : à ceux-là, happés par les trouvailles artificielles virulentes de Jimmy Tamborello, s’offrira le talent de l’un des meilleurs compositeur de la pop contemporaine. Deux niveau d’écoute, deux publics, deux façon d’appréhender la musique au vingt-et-unième siècle : jamais un duo ne se sera révélé aussi contradictoire mais également aussi osmotique. Et quant on sait que The Postal Service vient de se réactiver pour une tournée américaine après un peu plus de sept années de silence radio, on ose encore rêver à un nouveau rejeton bâtard électro-pop aussi brillant que ne l’est son grand frère.