All Things Must Pass - Episode 4 - Kiss
Je suis venu au monde en février 1958, dix mois avant que le rock ne fête ses trois années d’existence.
Durant les années soixante, j’ai vécu (dans le désordre et parfois sans le savoir) en compagnie des Beatles et des Rolling Stones, de Bob Morane et de Bob Dylan, des mini-jupes de Mary Quant et des parkas M51 des Mods, de P.K. Dick et A.E. Van Vogt, des premiers délires de Pink Floyd et de la boue de Woodstock, du mur de Berlin et d’une peur maladive de l’atome.
A l’instar de tous les êtres âgés, je ressens de plus en plus souvent l’envie de partager / transmettre certains souvenirs (rock en l’occurrence). C’est comme si une alarme s’était mise à résonner dans mon vieux cerveau. Ce sont peut-être simplement des acouphènes. Je ne sais pas.
Est-ce que tout cela est vraiment vrai ? Difficile à dire. Depuis le début du XXIème siècle, les scientifiques soutiennent que le fait de se souvenir de quelque chose rend le souvenir en question labile, fragile et vulnérable aux interférences…
En d’autres termes, le souvenir est un « sachet de frites – ketchup ». Les frites sont la vérité ; le ketchup incarne cette petite (ou forte) dose de mauvaise foi qui donne un goût de tomate épicée à la vérité.
Episode 4 – Mieux vaut Avatar que Jamais…
Dates : entre 1973 et le 2 décembre 2023 à 23 heures (heure de New-York)
Lieux : Bruxelles, Anvers, Paris, Amsterdam, Copenhague, …
Contexte pédopsychiatrique
La psychologue clinicienne toulousaine Brune de Bérail est formelle : il ne faut pas s’inquiéter si un marmot a un ami imaginaire. Le phénomène concerne soixante-quinze pourcents des enfants. Chez certains, ça peut durer plusieurs semaines. L’ami imaginaire rassure l’enfant et l’aide à surmonter les difficultés de la vie…
Ca fait cinquante ans que j’ai quatre amis imaginaires : un enfant des étoiles, un démon, un homme-chat et un homme de l’espace.
Est-ce grave ?
Modérément grave, dans la mesure où il y a eu récemment une certaine amélioration : depuis le 2 décembre 2023, je ne dispose plus quatre assiettes et quatre serviettes excédentaires quand je dresse la table du petit déjeuner. Je me contente de disposer mes quatre mugs Kiss…
Contexte sociologique
Durant les quatorze premières années de ma vie, j’ai vécu au sein d’une famille qui ne possédait pas de téléviseur. L’objet magique est arrivé sous la forme d’une grande boîte en carton dans laquelle le fameux "poste" était rangé en pièces détachées. A force de patience et de soudures, mon père est parvenu à assembler quelque chose qui ressemblait assez bien au dessin du mode d’emploi. Et le miracle a eu lieu. L’image animée en noir et blanc a pris sa place dans la maison.
La déception a été à la hauteur de mon attente. Les programmes de la télévision belge généraient un ennui profond et, forcément, n’évoquaient jamais la musique du Diable. Le responsable des programmes musicaux, Robert Wangermée, détestait le rock (1) et s’en vantait publiquement.
Un soir d’ennui, je regardais sans vraiment le voir notre fameux Journal Télévisé présenté par Luc Beyer, un autre joyeux zigomar dont les opinions politiques flirtaient avec une droite plutôt conservatrice. A l’antenne, le gaillard était figé comme une vieille "cougar" liftée et avait le maintien de quelqu’un à qui l’on aurait glissé (accidentellement) un manche de brosse dans le fondement.
De sa voie atonale, le vilain Luc a annoncé un sujet de société. Il s’agissait d’un de ces phénomènes dangereux qui ne se présentaient (fort heureusement) qu’aux Etats-Unis. Et, sur un fond de musique explosive, j’ai vu apparaître la trombine peinturlurée de Paul Stanley en plein concert. Ca explosait de tous les côtés. Kiss venait d’entrer dans ma vie en raison d’un fait divers : un gamin s’était brûlé en essayant de cracher du feu comme Gene Simmons. Le prétexte était beau pour rappeler que ce genre de culture bruyante et perverse entraînait une surenchère de misères.
Dès cet instant, j’ai adhéré à la Kiss Army sans même savoir qu’elle existait (2).
Il s’est rapidement avéré difficile d’être fan d’un groupe comme celui-là dans ma contrée. La presse rock, embryonnaire, snobait les quatre new-yorkais et les disques de Kiss étaient distribués par l’ignoble firme Vogue (3).
Je me suis par conséquent inventé une "histoire de Kiss" avant de connaître la vraie fausse histoire de mes amis imaginaires…
Aujourd’hui, le monde entier a assimilé Kiss : The Starchild, The Catman, The Demon et The Spaceman sont des icônes. Comme Mickey Mouse et ses huit doigts. Comme Popeye et ses épinards. Comme Darth Vader et ses midi-chloriens. Comme Maïté et sa morue…
Ce que peu savent
Peu savent aujourd’hui qu’in illo tempore, personne ne savait précisément rien de tout ça. Isolé dans ma cambrousse, comment aurais-je pu deviner que l’œil droit de Paul Stanley lançait des rayons d’amour, que Peter Criss avait été élevé dans la jungle par des félins sauvages, que Gene Simmons était vraiment possédé par un démon et qu’Ace Frehley recevait les tablatures de ses soli depuis l’espace infini ?
Les plus érudit.e.s savent que rien n’est dû au hasard. Mais, comment l’absence de hasard s’est-elle construite ici ?
Avant de devenir The Starchild (couleur associée : le violet ambigu), Paul Stanley a d’abord été un bandit de grand chemin avec un bandana noir (supposé masquer l’absence de son oreille droite) et un masque à la Zorro.
The Starchild a dit : N’est-il pas étrange de voir comme le temps passe ? Je dois m’en aller et j’aurais aimé rester…
Gene Simmons s’est inspiré du déguisement de Blackagar Boltagon (un très obscur super-héros de l’écurie Marvel) avant de devenir The Demon (couleur associée : le rouge sang) qui crache du feu (4).
The Demon a dit : Cela fait des années que je vis dans mes rêves. Certains sont devenus ma réalité. J’ai édicté mes propres règles. Je suis l’homme aux mille visages…
Peter Criss a immédiatement opté pour le personnage sauvage de The Catman (couleur associée : le vert jungle) ; comme il était le seul à être musicien professionnel, il s’est offert les services d’un maquilleur pour la pochette du premier album. Le résultat est stupéfiant ; le batteur ressemble moins à un chat qu’au tableau de bord de l’Enterprise dans Star Trek (le feuilleton).
The Catman a dit : La nuit peut s’évanouir mais la douleur restera vive. J’en arrive à me demander si tu m’as jamais aimé…
Ace Frehley, qui avait été recruté parce qu’il portait deux chaussures différentes, doit à son caractère "lunatique" son identité extraterrestre de The Spaceman (couleur associée : le bleu stellaire). Comme la mémoire lui joue des tours, il lui arrive d’oublier ses soli quand les communications avec l’hyper-espace sont brouillées par des vents cosmiques…
The Spaceman a dit : A l’arrière de ma Cadillac, il y a une fille un peu vicieuse assise à mes côtés. Elle me demande où nous pouvons bien être…
Par la suite, au gré des allers et venues, deux autres personnages mineurs ont été imaginés (et vite abandonnés) : un horrible Renard pour Eric Carr et un affreux Ankh pour Vinnie Vincent.
Bref ?
Bref, alors que la première partie de ma vie avait été rythmée par The Rolling Stones, le restant de mes jours allait être dévoué à la "Kiss culture". Je n’ai jamais renié ces gaillards. Même quand ils ont été moqués. Même quand ils ont disparu des radars. Kiss est devenu MON groupe.
Peut-être serions-nous mieux inspirés de ne nous enticher que de one-hit wonders, comme Norman Greenbaum, Chicory Tip, The Alessi Brothers, Sade, Ram Jam, Scott McKenzie ou Feargal Sharkey. Pas le temps de s’enticher…
Car le problème est là ! Quand on s’attache sur le long terme… Lorsque l’on retourne au concert, on ne va plus à la rencontre d’un groupe. C’est sa propre vie que l’on convoque au spectacle. Ses amours et ses ruptures. Ses plaisirs et ses douleurs. Ses vivants et ses morts. Ses joies et ses peines.
Et tout ça se retrouve dans la fosse (5).
EOTR Tour
Or donc, le 2 décembre 2023 restera une date fatale dans mon existence. Aux alentours de 23 heures (heure de NewYork), les quatre masqués ont mis un terme au dernier concert de leur ultime tournée d’adieux (6).
La vraie tournée d’adieux. The End Of The Road Tour.
You wanted the Best ! You’ve got the Best ! The hottest band in the world…
J’ai versé une larme. C’est que j’ai parcouru beaucoup de kilomètres pour aller les voir. En voiture, en train, en avion, en métro, à pied, … Et je n’ai jamais été déçu. Spectacle total. Oreilles bourdonnantes. Cerveau déconnecté. Front rougi par l’exposition aux flammes de l’Enfer. Jambes et bras brisés par deux heures de gymnastique bondissante.
Fin.
Puis, il y a eu un miracle. Comme au moment le plus intense et désespéré d’un Walt Disney classique (avant que la firme à la souris ne se fasse didactique et chiante).
L’issue du concert du 2 décembre 2023 a marqué le début d’une nouvelle ère. Une ère sans limite de temps…
La suite de la Fin
Petit retour en arrière. Dès le début de sa carrière, le groupe a pris conscience de l’atout que représentaient les personnages incarnés par les musiciens. Dès 1976, Paul, Gene, Ace et Peter se dématérialisent. Le peintre Ken Kelly (7) définit (et fige) pour la première fois les "characters" sur la pochette mythique de Destroyer. Stan Lee, le père de Spiderman, leur consacre une bande dessinée (Kiss Greatest Hits) où sont révélés leurs super-pouvoirs. Dans la foulée, le peintre Eraldo Carugati les transforme en icônes romantiques et immortelles sur les quatre albums en solo. Par la suite, après avoir été les pantins d’un film qui figure au panthéon des nanars (Kiss contre le Fantôme du parc), ils deviendront des personnages de dessin animé pour une rencontre au sommet avec Scoobi-Doo (Scoobi-Doo and Kiss – Rock and Roll Mystery).
Soucieux de retrouver un minimum de crédibilité rock, Stanley et Simmons décideront de tomber le masque. Avant d’y revenir à jamais. C’est que le maquillage (dans sa version "épaisse" avec un peu de rétinol) est une merveilleuse thérapie anti-âge.
La suite de la Fin (suite)
A l’instant où le groupe s’est retiré (avec une immense émotion) de la scène après son dernier concert, quatre personnages animés identiques ont fait leur apparition sur les écrans géants pour interpréter "God Gave Rock’N’Roll to You". C’est ça, le début de la nouvelle ère Kiss. Starchild, Demon, Catman et Spaceman sont entrés définitivement en fiction, en avatar, en immortalité.
A bien y réfléchir, ce ne sont pas quatre hommes qui s’effacent au profit de quatre fabuleux avatars. Ce sont ces avatars sans âge, nés d’une bande dessinée, qui reviennent sur scène pour reprendre leur place après une parenthèse humaine vaincue par le temps et par la gravité.
Mon réplicant ira certainement les voir en concert 3D Dolby Atmos… Il rentrera avec les oreilles bourdonnantes, l’IA déconnectée, le front rougi par l’exposition aux flammes de l’enfer, les articulations des jambes et des bras grippées par deux heures de gymnastique bondissante…
Show Must Go On (8) !
(1) Robert Wangermée est, à titre d’exemple, l’auteur du passionnant Les maîtres de chant des XVIIe et XVIIIe siècles à la Collégiale des Saints Michel et Gudule à Bruxelles.
(2) Ma carte de membre de la Kiss Army est l’objet de plus précieux de ma vie. Personne n’a le droit de la regarder.
(3) En ces temps anciens, Vogue était la firme la plus putride de l’univers. Ses gravures étaient simplement dégoûtantes, les pochettes étaient réduites au strict minimum et toutes les notes intérieures (crédits, producteurs, musiciens, …) étaient simplement effacés. Le néant culturel absolu. En revanche, le prix était le même que pour une production décente.
(4) Pressenti pour l’exercice, Paul Stanley avait poliment décliné l’invitation.
(5) Le philosophe se fait sceptique devant le choix du terme "fosse", tellement la connotation devient ici funeste. Mais le phénomène expliquerait pourquoi les cover-bands sont des rejetons de la Nymphe de Jouvence. Des illusions. Des ombres chinoises animées sur le mur de la grotte…
(6) Je me suis inscrit à un concours de redondances.
(7) Je n’écrirai jamais assez combien Ken Kelly, par ailleurs beau-fils de Frank Frazetta (mon peintre préféré), était un homme charmant et bienveillant.
(8) Biff Byford, l’emblématique leader de Saxon, a aussitôt déclaré que cette histoire d’avatars était vraiment une mauvaise idée. Sacré Biff !
Warning: count(): Parameter must be an array or an object that implements Countable in /home/clients/0f8bcf4e9ea7de3ac6519c0679a4fb84/web/chronique.php on line 71