Les Dix Albums Préférés de Daniel
"Le collectionneur finit souvent par croire qu’en accumulant ses merveilles, il en est le créateur." - Alain Ayache
Comme la plupart des collectionneurs, j’ai développé une puissante tendance psychopathique qui consiste à "établir des classements" (chronologiques, alphabétiques, hebdomadaires, qualitatifs, …).
La chronologie et l’alphabet ne prêtent pas à des interprétations polémiques. Par contre, le petit jeu des « meilleurs titres du monde » ou des "meilleurs albums de tous les temps" est une torture permanente pour le psychopathe puisqu’il est impossible de dégager une majorité incontestable quand on est tout seul à voter. Depuis 1969 (date d’acquisition de mon premier album), je me suis opposé plusieurs fois mon propre veto, j’ai fréquemment procédé à des votes de défiance à mon égard, je me suis disputé et j’ai même boudé lorsque j’ai été rejeté dans la minorité. Sans autre résultat que de finir par me réunir une fois de plus pour remettre sur le métier l’ouvrage le plus compliqué qui existe : dresser cette fichue liste !
Je pense que je ne vais plus me parler pendant quelques temps…
Robert Johnson The Complete Recordings (1936-1937)
Ce disque est évidemment totalement "hors sujet" puisque les enregistrements sont antérieurs (respectivement de 18 et 17 ans) à l’invention du rock. Mais je suis désespérément fan. Inspiré par le Diable en personne (selon sa propre légende), Robert Johnson (1911 – 1938) aurait pu devenir un Dieu vivant. Le gaillard a cristallisé, en deux misérables séances d’enregistrement (un micro, une voix, une guitare) improvisées dans la plus vilaine chambre d’un hôtel de San Antonio, toute l’essence vitale que le blues allait apporter plus tard au rock (d’Elvis Presley aux Rolling Stones).
Membre précurseur du sinistre "Club des 27", il est parti brutalement sans laisser d’adresse. Les historiens de la musique lui connaissent trois tombes et personne ne sait ni pourquoi, ni comment il est mort. Emporté par le Malin ? Empoisonné par un mari jaloux ? Foudroyé par une maladie inconnue ?
A chacun sa foutue théorie…
A écouter en priorité : "Love In Vain Blues" et "They’re Red Hot"
Miles Davis - Ascenseur pour l’échafaud (1957)
Même s’il a flirté avec la musique maudite, Miles Davis (1926 – 1991) n’a pas grand-chose à voir avec le rock sinon qu’il a cultivé une attitude « destroy » durant toute sa vie, que son imagination était sans limite et que sa liberté de ton a totalement dézingué le jazz.
Très tôt, le Jimi Hendrix de la trompette a senti souffler le vent d’une musique nouvelle quand il a enregistré ses premiers albums majeurs, comme l’époustouflant Milestones. Le jazz de Miles Davis était teinté de blues ; il y a probablement plus de musique dans une seule note du bonhomme que dans tous les autres albums réunis dans ma petite liste.
Ascenseur… est une œuvre expéditive (tout est dit en 26 minutes). Il s’agit de la bande-son du film éponyme (et très moyen) de Louis Malle. La légende raconte que Miles Davis a improvisé sa musique en deux jours en observant du coin de l’œil les rushes du film. Il est ici question d’errance, d’amour en danger, d’une longue nuit à Paris et de talons qui martèlent les pavés des trottoirs. Des préoccupations très rock, finalement…
Cet album recèle toutes les clés qui permettent d’entrer (par la grande porte) dans le monde de la note bleue.
A écouter en priorité : Tout (quelle bête question)
Van Halen - Van Halen (1978)
Depuis ses débuts en 1969, le hard rock (ou heavy metal) est resté un genre balourd qui a su accumuler, au gré de ses avatars, les clichés les plus éculés. En 1978, alors que le style peinait (déjà) à se renouveler et que le punk balayait tout sur son passage, un quatuor californien a balancé ce premier album létal. Découvert par Gene Simmons, le groupe a eu l’intelligence de caler tous les potards sur onze et de pousser ses délires à l’extrême pour délivrer au monde un rock ultrafestif (le "Big Rock").
Maître du "tapping", Eddie Van Halen (1955 – 2020) a certainement été le guitariste le plus flamboyant et le plus inventif de la décennie. Il survole tous les titres avec cette aisance qui caractérise les rares surdoués (et qui exaspère tant les petits tâcherons comme moi).
Tout le monde a détesté cet album outrageusement putassier mais tout le monde l’a écouté en cachette avec délice. Les californiens n’ont jamais pu renouer avec cette fraîcheur primale ni avec l’intensité joyeuse de ce premier opus phénoménal. Quelle importance, finalement ?
A écouter en priorité : "Ice Cream Man", "Eruption", "You Really Got Me", "Jamies’Cryin’", "Ain’t Talkin’ About Love", "I’m The One" et "Atomic Punk"
Elvis Presley - Original Sun Recordings (1954 – 1955)
Ce qu’il y a de mieux au monde, enregistré dans l’innocence la plus parfaite, avant de rencontrer le commerce, les charts, l’argent et les délires. Les premiers titres qui inventent le rock’n’roll et dictent à jamais les codes essentiels de tout ce qui suivra.
Le premier témoignage. La base. Le crédo. La bible de Jérusalem.
Elvis Presley (1935 – 1977), Scotty Moore (1931 – 2016) et Bill Black (1926 – 1965). Des noms qui sonnent déjà comme des pseudonymes dans un film de Tarantino.
A écouter en priorité : "That’s All Right", "Blue Moon Of Kentucky", "Good Rockin’ Tonight", "Milkcow Blues Boogie" et "Mystery Train"
Uriah Heep - Magician’s Birthday (1972)
Porté par Ken Hensley (1945 – 2020), un claviériste-chanteur-compositeur besogneux et christique, Uriah Heep remporte la timbale en 1972 avec Demons and Wizards un album magnifique. Le groupe remet brillamment le couvert la même année avec un opus conceptuel progressif et inspiré, richement illustré par une pochette de Roger Dean (qui détestait cette musique).
Magician’s… conte la journée d’anniversaire d’un enchanteur, depuis l’aube pleine de promesses jusqu’à la tombée de la nuit où le héros va être menacé par un pouvoir démoniaque. La justice vaincra épaulée par une "forteresse d’amour".
Dès sa sortie, l’album emporte l’adhésion de tous, sauf de la presse et du grand public. En guise de punition injuste, Uriah Heep sera condamné à vie à opérer en division 2.
A écouter en priorité : "Rain", "Sunrise", "Blind Eye", "Tales" et "Echoes In The Dark"
Kraftwerk - Die Mensch-Machine (1978)
C’est d’une nation encore fracturée par un rideau de fer que viendra la révolution. Sous le couvert d’une imagerie soviétique rétro-futuriste, les Allemands synthétisent totalement leur musique après avoir définitivement remisé au placard les instruments traditionnels physiques.
L’avenir sera électronique ou ne sera plus. Kraftwerk pousse la désincarnation à l’extrême en imaginant des concerts où des musiciens robotiks en mode automatique interpréteraient le répertoire du groupe en son absence.
L’intelligence ultime du quatuor est de réussir une impossible fusion entre la froideur apparente de ses machines et la chaleur des hymnes pop/rock. Ce tour de force va ouvrir un public nouveau à la musique de synthèse, transformant The Man Machine en une pierre angulaire unique, absolument indispensable à la compréhension de tout ce qui va suivre.
Quand le minimalisme engendre l’universalité… Quand la machine substitue l’humain…
A écouter en priorité : "Die Roboter", "Das Modell" et "Die Mensch-Machine"
The Beach - Boys Pet Sounds (1966)
Le sacrifice absolu : Brian Wilson va laisser sa santé mentale dans la guerre inutile qu’il a menée seul contre l’invasion britannique des années soixante. Si le plus grand mélodiste de son temps avait eu un vrai groupe à ses côtés, il aurait probablement remporté la victoire et repoussé l’envahisseur. Mais il ne pouvait compter que sur lui-même et l’effort a détruit ses neurones.
Desservi par une pochette ridicule, cet album, unique en son genre, est une merveille absolue. C’est la réponse cinglante aux efforts conceptuels des Beatles (qui semblent soudain besogneux) mais aussi le livre de chevet du Sergent Poivre. Le levier cosmique actionné par Brian Wilson n’aura finalement servi qu’à expédier ses plus terribles concurrents dans l’espace intersidéral.
Brian Wilson sombrera ensuite dans une folie furieuse dont aucun psychiatre ne parviendra à l’extirper. Pas même son public conquis.
A écouter en priorité : "God Only Knows", "Wouldn’t It Be Nice" et "Sloop John B."
Kiss - Destroyer (1976)
Un mois de camp de rééducation sous le commandement du Sergent-Chef Bob Ezrin (celui qui a un sourire sadique). Premier jour : on apprend la musique. Deuxième jour : on apprend les rythmes de base. Troisième jour : tu accordes ou tu joues ? Quatrième jour : c’est quoi ces chansons à la con ?
Les diktats du producteur vont transformer des amateurs bruyants en professionnels aguerris : batterie au métronome, lignes de basse empruntées au monde funky, guitares en harmonie, voix sur-vitaminées, compositions imparables, effets spéciaux, … Tout concourt à la réussite d’une œuvre majeure. Puis il y aura "Beth", cette face B d’apparence anodine, qui va précipiter Kiss dans le petit monde banquable des multi-platinés.
Pour emballer le tout, Ken Kelly peint une pochette capitale dont surgissent, par un saisissant effet de trompe l’œil, quatre personnages légendaires et triomphants qui abandonnent derrière eux leur passé brutalement réduit en poussière et en fumée.
A écouter en priorité : "Detroit Rock City", "Beth", "God Of Thunder" et "King Of The Night Time World"
The Rolling Stones Let It Bleed (1969)
Tandis que Neil Armstrong conquiert la Lune à petits pas prudents au nom du genre humain, les Rolling Stones, enfin seuls en lice (ils sont libérés des Beatles et de Brian Jones), deviennent les maîtres incontestés du rock planétaire. Comme tous les potentats, ils vont pousser le bouchon un peu loin en immolant le rêve hippie sur la scène pourrie d’Altamont.
Let It Bleed est un album de maturité, tout en nuances, tout en blues, en country, en rock et en contrastes. Les jumeaux toxiques sont au sommet de leur maîtrise. Ils osent tout, allant même jusqu’à taquiner le Diable en reprenant magistralement "Love In Vain" de Robert Johnson.
A écouter en priorité : "You Can’t Always Get What You Want", "Gimme Shelter", "Midnight Rambler", "Country Honk" et (évidemment) "Love In Vain"
Pink Floyd - Wish You Were Here (1975)
La plage titulaire est une ode ultime à l’absence. Absence du frère, de la fille, du parent, de l’ami, de l’aimée, de l’autre, de soi-même…
Curieuse idée que de construire une œuvre sur un néant. Un néant tel que le génial Stéphane Grappelli, pressenti pour jouer sur le final du titre, ne parviendra jamais à y accorder son violon. Un néant vertigineux puisque Wish You Were Here doit succéder à The Dark Side Of The Moon, un album si parfait qu’il sert de mètre-étalon quand il faut échantillonner une chaîne Hi-Fi.
Mission impossible.
Mais si l’on attend l’absent, c’est que, d’une façon ou d’une autre, on l’aime plus que tout. Et alors, le message s’illumine (ou s’embrase comme le personnage en costume sur la pochette intérieure), ce qui fait de Wish… un album mille fois plus humain que Dark Side.
Un Best Of d’humanité…
A écouter en priorité : "Wish You Were Here", "Shine On You Crazy Diamond (Part One)" et "Shine On You Crazy Diamond (Part Two)"