Air

C'est avec de tels albums que le terme de chef-d'oeuvre prend tout son sens. On irait même jusqu'à dire que c'est dans le but de les écouter que l'homme trouve l'une des justifications de son existence. Alors laissons de côté quelques instants les guitares braillardes, les décharges de sulfateuse punk et les pillonages à double pédale, jetons pour un temps baguettes et médiators, éteignons temporairement nos amplis tapageurs, et replongeons nous avec bonheur dans ce Moon Safari, en cette année 2008 qui marque le dixième anniversaire de sa conception.

Réduire la musique d' Air au terme d'"électro" serait certainement la pire erreur que pourraient commettre ceux d'entre nous qui ignoreraient tout des oeuvres de Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel, tout hormis cette étiquette aussi vague qu'approximative. Air, c'est bien plus que de l'électro. C'est une musique qui rassemble de multiples influences, pop, ambient, kraut, post-rock, jazz, musique interprétée aussi bien derrière les platines qu'avec des instruments plus tangibles. Ce premier véritable album du duo en est la parfaite illustration et offre déjà à nos sens une palette de couleurs incroyablement riche, entre percus traditionnelles ethniques et vocoder lunaire, entre basse électrique envoûtante et synthé alliant nappes feutrées et notes piquées en apesanteur, entre cuivres charmeurs, piano délicat et cordes lyriques (l'orchestre d'Abbey Road). Mais Moon Safari, avant même d'être un recueil de chansons et de sonorités aussi variées qu'abouties, demeure un disque qui possède une véritable âme, de celles qui vous parlent au plus profond de votre être sans avoir besoin du moindre mot pour se faire comprendre.

Pourtant, cet album ne révèle totalement ses extraordinaires atours qu'après de longues heures d'écoute, et ce n'est qu' à la condition de cette patiente assiduité que l'on comprend intuitivement pourquoi cet assemblage, de prime abord assez disparate, se révèle en fin de compte aussi unique et cohérent. Après cela, il n'y a plus qu'à fermer les yeux et à se laisser envahir par la plénitude qu'engendrent le free jazz électronique surfant sur les samples interstellaires et les tambours africains de "La Femme d'Argent", la voix ensorcelante de Beth Hirsch sur "You Make It easy", les basses abyssales et la force poignante du tubissime "Sexy Boy", ou encore l'ambiance planante et électronique du magnifique "Kelly Watch The Stars". En définitive, même si Moon Safari peut sembler (un peu) plus convenu aujourd'hui, n'oublions pas que cet album a créé à l'époque un véritable raz-de-marée dans le monde de l'électro, et qu'il a largement contribué à focaliser de façon durable l'attention du globe sur Versailles et sa French Touch. Un résultat somptueux, atteint tant grâce à son mariage improbable d'atmosphères qu'à ses sonorités novatrices, qualités qui l'ont incontestablement intronisé comme l'un des disques-testament du vingtième siècle.

Pour ce dixième anniversaire, EMI n'a pas fait les choses à moitié, c'est le moins que l'on puisse dire. L'album est donc proposé dans un boîtier digipack cartonné au format DVD du plus bel effet. A l'intérieur, c'est l'orgie : outre l'album, on trouve un petit livret contenant un témoignage de Nick Harcourt (animateur de la radio américaine KCRW) à propos de sa relation avec le duo et de leur évolution tant personnelle que musicale en 10 ans, un CD de remixes, de démos et de titres live (interprétés à la BBC ou sur KCRW) ainsi qu'un DVD contenant un reportage passionnant de 1 heure sur la tournée 1998 de Moon Safari, sans compter l'intégralité des clips issus de l'album auxquels s'ajoutent storyboards et ébauches graphiques. Sur le CD Bonus, on appréciera particulièrement l'interprétation live très rock'n roll de "Kelly Watch The Star", ainsi que la présence d'une version attachante de "J'ai Dormi Sous l'Eau". Amusante également, la version débridée du générique de "30 Millions d'Amis" totalement sublimée par des arrangements électro-rock assez osés. Loins d'être gadgets, ces 10 titres supplémentaires demeurent dans la même veine que les originaux et transcendent encore plus la magie qui en émane. Une bien belle édition qui fait vraiment honneur au terme "collector", et dont les professionnels de la musique auraient tout intérêt à s'inspirer afin de proposer aux consommateurs les plus exigeants des produits de haute qualité. Produits à même, pourquoi pas, de résoudre une petite partie de la crise qui secoue actuellement l'industrie du disque. Après tout, pourquoi seuls les DVD auraient-ils droit à des éditions Deluxe ? En tous cas, voilà une occasion immanquable de revenir sur cette pierre angulaire du chillout, premier jet d'un groupe qui continue depuis à aligner les joyaux sans avoir néanmoins (à ce jour) retrouvé l'éclat de ses débuts.