Badfinger
No Dice
Produit par Geoff Emerick et Mal Evans
1- I can't take it / 2- I don't mind / 3- Love me do / 4- Midnight Caller / 5- No matter what / 6- Without you / 7- Blodwyn / 8- Better days / 9- It had to be / 10- Watford John / 11- Believe me / 12- We're for the dark
S'il ne fait aucun doute que le business de la musique est aujourd'hui un monde de requins, il l'était certainement déjà dans les années 70, période souvent considérée comme l'âge d'or de l'industrie musicale, où fleurissaient toutes les semaines des formations sensationnelles. Preuve en pour cette seule année 1970, avec une cuvée de sorties essentielles : de Ten Years After aux Beatles, en passant par Black Sabbath, The Doors ou King Crimson.
Et au rayon des groupes spoliés et honteusement exploités, Badfinger apparait malheureusement en première position, tant l'histoire du groupe est une tragédie, scandaleuse, scabreuse et profondément injuste.
Lorsque No Dice arrive dans les bacs en 1970, le groupe gallois a déjà une belle réputation, grâce notamment à leur prometteur premier album, Magic Christian Music en 1968, qui leur a permis de glâner le flatteur mais dangereux surnom de "Nouveaux Beatles".
Pour situer Badfinger dans le contexte de l'époque, il s'agit en réalité du nouveau nom d'un groupe qui s'appelait autrefois The Iveys, auteurs du single "Maybe Tomorrow" en 1968 (réédité sur Magic Christian Music et produit par Tony Visconti). Le groupe commence à faire parler de lui en Angleterre, et sera même pris sous les ailes prestigieuses des Fabulous Four. En 1968, les Beatles sont au crépuscule de leur carrière, et tombent sous le charme de la pop prometteuse des Gallois, et finissent par être le premier groupe signé sur le prestigieux label Apple Records. L'association avec les Beatles va même bien au delà, puisque leur nouveau nom "Badfinger" est en réalité le titre de travail de "With a little help from my friends".
Des débuts encourageants, des partenaires respectés, et des tonnes d'idées de chansons et de compositions pour Pete Hamm (chant et guitare), Tom Evans (chant et basse), Mike Gibbins (batterie) et Joey Molland (chant et guitare), rien ne semble pouvoir arrêter les Badfinger. Même les contrats un peu bancals signés avec Bill Collins, qui s'attribue automatiquement 20% des bénéfices des ventes, ne paraissent pas entâcher la motivation des Gallois à sortir ce second album.
Et ce No Dice est résolument très bon, porté à l'époque par un single quasi parfait : "No matter what", où le travail d'orfèvre de l'ingénieur du son des Beatles, Geoff Emerick, fera toute la différence et assurera aux Gallois un premier succès. "No matter what" est un tube imparable, entre power-pop et glam à la T-Rex avec guitares crunchy, une ambiance "feel-good" qui transpire, des choeurs superbes, le solo qui va bien, tout y passe en 3 minutes.
Tout le disque respire les années 70, dès le titre d'ouverture "I can't take it", petite merveille d'efficacité, entre mélodie bluesy et harmonies vocales bien senties. Alors oui évidemment, on ne peut pas ne pas penser aux Beatles en les écoutant, l'empreinte des Fabulous Four étant à peu près partout, et intimement liée à l'histoire des Badfinger.
Le mythique Tony Visconti, qui avait spécialement produit leur premier single "Maybe Tomorrow" dira que "parfois il devait lever les yeux de sa console pour regarder dans la cabine de studio afin d'être sûr que ça n'étaient pas John et Paul qui chantaient".
Le magazine Rolling Stone, de son côté, dira même que la musique des Badfinger "représentait ce qu'aurait donné celle des Beatles s"ils avaient continué dans leur formule initiale". Et ça n'est pas "I don't mind" qui va contredire cette idée : on jurerait entendre les voix de Macca ou Lennon, soutenus par une superbe ligne de basse et un pont au piano absolument délicieux. Les gallois pousseront le vice jusqu'à appeler une des chansons du disque "Love me do" qui, si elle est très réussie, n'a aucun lien avec le morceau des Beatles.
Des chansons efficaces, un gros sens de la mélodie, des harmonies vocales en pagaille et aussi cette propension à l'époque à enregistrer les pistes séparément, avec la section rythmique à gauche, les voix à droite et où les refrains terriblement catchy se rejoignent au centre pour apporter cette touche un peu désuette terriblement seventies.
S'il on accepte la filiation et la ressemblance évidente avec les Liverpuldiens, alors il sera impossible de ne pas passer un bon moment avec No Dice qui est à tous points de vue, un album très réussi.
L'autre gros morceau est sans conteste "Without you", magnifique chanson signée conjointement par Hamm et Evans, avec une guitare cette fois très Gilmourienne et une outro pouvant évoquer Procol Harum. Ce titre passera relativement inaperçu à la sortie de l'album (n'étant pas même pas sorti en single), mais sera popularisé par Harry Nilsson dès l'année suivante, et qui en proposera une relecture qui malgré son succès, paraitra bien mièvre et fade par rapport à l'original. Mais cela permettra un vrai gros coup de projecteur sur le groupe, et quelques jolies royalties à la clé (et dont 20% finiront toujours dans la poche de Bill Collins). Et parmi ses 180 reprises, difficile de passer sous silence l'affreuse réappropriation de Mariah Carey dans les années 90, qui bénéficiera de la disparition de Nilsson quelques semaines avant la sortie de son single.
Tout le reste du disque est du même niveau, sans réels temps faibles, avec parfois quelques accointances plus folk, comme sur "Blodwyn" ou "We're for the dark" qui permettent aux gallois de s'émanciper un peu des Beatles.
No Dice est le disque qui va permettre à Badfinger de décoller, pour le meilleur et pour le pire, puisque dans l'optique de développement du groupe aux USA, Bill Collins ira signer un contrat avec Stan Polley, homme d'affaires américain et escroc notoire ; un contrat qui considérera les membres du groupes comme simples salariés et où les différents royalties tomberont dans les comptes de plusieurs holdings, dirigées par Stan Polley évidemment.
Quelques albums suivront, mais la suite de leur carrière est plus poussive, et est marquée par les abus et les différentes arnaques successives des Bill Collins et Stan Polley, qui mèneront les membres du groupe à la banqueroute quasi totale, puis à la tragédie, avec le suicide en 1975 de Pete Hamm, suivi en 1983 par celui de Tom Evans, et dont les motivations ne laissent que peu de doutes sur leurs raisons de vouloir en finir.
Si vous souhaitez creuser le sujet, je ne peux que vous conseiller l'excellent podcast "Quatre garçons dans le podcast" qui a consacré un épisode entier à Badfinger.
S'il y a donc un groupe à réhabiliter urgemment pour toutes ces raisons, c'est bien Badfinger ; les créateurs de l'excellente série Breaking Bad ne s'y trompant pas en illustrant le final avec une de leur chanson ("Baby Blue", issue de l'album Straight up), et ce No Dice au delà de sa qualité intrinsèque, est finalement un témoin très important du "son" des années 1970.