Depeche Mode
Memento Mori
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1- My Cosmos Is Mine / 2- Wagging Tongue / 3- Ghosts Again / 4- Don't Say You Love Me / 5- My Favourite Stranger / 6- Soul with Me / 7- Caroline's Monkey / 8- Before We Drown / 9- People Are Good / 10- Always You / 11- Never Let Me Go / 12- Speak To Me
Mise en abyme
A la fin des années soixante-dix, les petits hard-rockers en jean bleu, cuir noir et bracelets cloutés savaient qu’ils détenaient la vérité musicale éternelle. Comme la plupart des empires bâtis pour durer mille ans, celui de la guitare saturée et de la batterie virile a été balayé. D’un revers de claviers synthétiques. Depeche Mode et ses pairs ont envahi les ondes et les rayons des disquaires, pourrissant les années quatre-vingt des hordes chevelues. Qu’est-ce que nous avons détesté ces blondinets minets sapés comme des gravures de mode pour fillettes ! Nous les appelions les lesbiens.
Depuis, les cheveux sont tombés. Il y a du jean bleu et du cuir noir jusque dans les garde-robes des tiktokeuses prépubères. Il ne se trouve plus de bracelets cloutés que dans les donjons sadomasochistes ou les cabinets de curiosité.
Et Depeche Mode est toujours là. A deux. En noir et blanc. Vaguement morbide. Comme un film expressionniste de Fritz Lang. Toujours mis en scène par le redoutable esthète hollandais Anton Corbijn. Avec des cannes à tête de mort (1). Comme celle de Rob Halford. Ou de Screamin’ Jay Hawkins.
Ironie ? Parjure ? Sincérité ?
Retour aux affaires
Dave Gahan et Martin Gore peuvent raconter ce qu’ils veulent en interview, leur nouvel opus, hommage émouvant à Andrew John Fletcher, questionne essentiellement la douleur du deuil et ce désespoir insondable qui envahit l’Humain quand il est confronté à l’absence.
C’est une dissection aortique fatale qui donne le ton à Memento Mori et qui fait de ce quinzième album de Depeche Mode son plus remarquable opus du XXIème siècle.
Comme le répète Martin Gore, sur un ton de mantra, il faut avancer pour ne pas se laisser consumer. Par le chagrin. Par l’absence. Par la mort. Mais le chagrin, l’absence et la mort nous consument qu’on le veuille ou non.
Alors, on danse, comme dirait l’autre…
Mais ce n’est pas parce que le propos est triste que l’œuvre est déprimante. Il y a des accents de vie dans le disque. Et même quelques instants solaires. Au cœur de l’obscurité. Ou au cœur d’un clair-obscur, si l’on préfère.
Au même titre que l’âme torturée d’Acid Barrett a hanté les studios durant l’enregistrement de Wish You Were Here de Pink Floyd (2), le spectre tout neuf de Fletcher est perceptible dans chaque mesure de Memento Mori.
L’album est conçu comme une œuvre entre parenthèses. Et, objectivement, les signes de ponctuation (la parenthèse ouvrante et la parenthèse fermante) sont beaucoup plus intéressants et plus avant-gardistes que la plupart des titres qu’ils encadrent.
La parenthèse ouvrante, "My Cosmos Is Mine", est un monument abstrait et décalé qui pourrait faire musicalement écho à certains des moments les plus sombres d’un David Bowie prêt à rendre son âme à lui-même. Et s’il doit rester un texte pour synthétiser les séquelles isolationnistes de la pandémie et les angoisses générées par les bruits de bottes, ce sera bien celui-là.
La parenthèse fermante, "Speak To Me", conduit aux confins du processus de deuil. Comme s’il fallait s’engouffrer dans la bouche de métro embrumée contée par Peter Gabriel dans The Lamb Lies Down On Broadway (1974), affronter la rhétorique de Charon dans L’Orfeo (1607) de Claudio Monteverdi ou geindre jusqu’à l’exaspération comme Nick Cave dans Ghosteen (2019).
Pour conclure Memento Mori, "Speak To Me" ose une rupture musicale en son beau milieu pour conduire à une coda sinistre. Mais pas forcément désespérée.
Le reste est certainement plus "convenu". Les titres réinventent tout l’univers synthétique (3) que l’on pouvait attendre (ou que l’on n’attendait plus après six années de silence) du désormais duo Graham-Gore.
Les deux musiciens habitent aux USA. Mais à bonne distance : l’un sur la côte Est et l’autre sur la côte Ouest. Pourtant, leurs influences les plus évidentes, aujourd’hui un peu surannées, restent confinées en Europe, quelque part à Berlin, entre la Köthener Strasse des studios Hansa et le Checkpoint Charlie (trente petites minutes de déambulation).
Le single "Ghosts Again" a les allures très convenues d’une "étude" (au sens scolastique du terme), mais il est parfaitement servi par un clip absolument fascinant (4), si bien qu’il s’impose rapidement comme une évidence. Avec "Wagging Tongue", "Don’t Say You Love Me" et "My Favourite Stranger", il forme une suite extrêmement convaincante où le groupe, fidèle à ses racines, se montre aventureux et cultive à merveille son extrême savoir-faire.
Le ventre mou de l’album propose cependant quelques titres plus génériques et moins audacieux jusqu’à ce que "Never Let Me Go" puis la fabuleuse plage finale n’emportent tout vers – selon les humeurs de chacun et chacune – le néant ou un autre futur.
Chaque fois que Depeche Mode sort un nouvel album depuis le début de ce siècle, le monde critique le trouve plus morose que son prédécesseur. Mais les Britanniques cultivent volontiers un humour insulaire qui se niche dans les détails. A ce titre, la tête de mort qui repose sur la table à laquelle les compères sont accoudés en pochette intérieure, donne l’impression de sourire. Il faut assurément se souvenir que nous sommes mortels. Mais il est préférable que les morts reposent dans leur Monde de Mort et que les vivants se confinent dans leur Monde de Vie.
Ô toi qui, avant l’heure,
S’en vient sur ces rivages avec témérité,
Arrête là tes pas !
Un mortel sur ces eaux ne doit pas naviguer,
Il ne peut, vivant, avec les morts séjourner… (5)
(1) Je ne sais pas si je pourrai encore vivre longtemps sans cet accessoire qui m’apparait aujourd’hui comme une évidence absolue même si j’arpente plus volontiers les chemins forestiers que les allées de cimetières.
(2) La "présence" de Barrett était à ce point forte que certains membres du groupe ont vraiment vu leur "ami" traîner dans les couloirs.
(3) pour le non-initié que je suis, la surprise vient de la présence, discrète mais prégnante, de guitares "organiques", particulièrement affutées.
(4) La partie d’échecs avec la mort (avec "sa" mort) est une des idées les plus frissonnantes de Corbijn.
(5) Réplique de Charon (le demi-Dieu qui garde les Enfers) dans L’Orfeo de Claudio Monteverdi.