Eric Clapton
461 Ocean Boulevard
Produit par
1- Motherless Children / 2- Give Me Strength / 3- Willie and the Hand Jive / 4- Get Ready / 5- I Shot The Sheriff / 6- I Can't Hold Out / 7- Please Be With Me / 8- Let It Grow / 9- Steady Rollin' Man / 10- Mainline Florida
Dans la classe 66/6 de l’Académie des Petits Rockers
- Petits rockers, j’ai corrigé votre devoir ! La question était "Pourquoi Diable la délicieuse Patty Boyd a-t-elle finalement quitté le gentil Beatle George pour le réactionnaire Eric Clapton ?"
- Ouille !
- Ouille, effectivement ! Aucune réponse correcte ! Et je vais devoir distribuer quelques mauvais points. En particulier pour toi Ace ! Patty n’a pas quitté George parce que Eric avait un plus gros kiki. Tu me copieras cent fois "Je ne joue pas au plus con avec oncle Dan" puis tu iras déposer ta punition sur le bureau de Monsieur François qui te fera réciter dix fois la formule "Invincible Shield".
- Mais c’est pas possible à dire, Oncle Dan…
- Évidemment que c’est impossible, Ace ! Mais, pendant que tu seras occupé là, ça nous fera des vacances à tous.
- Et c’était quoi la bonne réponse ?
- Ma petite Matilda, la bonne réponse était évidemment : "Personne n’en sait rien (1) ! Le travail du vénérable historien du rock s’arrête devant la porte de la chambre à coucher… "
Où l’on s’interroge sur une étrange destinée
Il faudrait être fou (ou sourd) pour nier les talents de guitariste d’Eric Clapton. Certes, l’Anglais est plus un excellent faiseur qu’un prodige (2) mais il manie l’art d’apprivoiser les six cordes comme personne.
Il faut formuler la question autrement : comment un auteur-compositeur moyen et peu prolifique (souvent plus attentif à piller des back catalogues qu’inspiré par la muse de la musique), un guitariste appliqué mais guère inventif, un homme plutôt aigri et un chanteur relativement atonal a-t-il pu devenir une divinité (3) de son vivant en produisant un répertoire plutôt soporifique ?
En 1965, Clapton abandonne les Yardbirds à l’aube de leur éclosion. Parce qu’ils ne sont plus assez "blues". En 1967, Clapton quitte les Bluesbreakers de John Mayall après l’enregistrement de leur meilleur album.
En 1969, Clapton quitte Cream. Il rêve d’intégrer The Band de Robbie Robertson aux States. Sans succès. Sans espoir.
La même année, il est pressenti pour remplacer George Harrison au sein des Beatles. Il quitte les Fab Four après avoir enluminé "While My Guitar Gently Weeps" d’une mélodie géniale.
En 1969, il quitte Blind Faith. La même année, il quitte Delaney & Bonnie. Puis Derek And The Dominos avec qui il a pourtant poussé, avec "Leila" (coucou, Patty !), le plus grand râle d’amour contrarié de la décennie.
Les psychologues du Café du Commerce verront dans cette succession de renoncements les symptômes évidents du syndrome de l’enfant abandonné. Ce n’est pas un hasard. Pendant neuf années de sa vie, Eric Clapton a cru que sa mère (qui s’était fait la malle après sa naissance) était sa grande sœur…
Bref, Freud mis à part, au début des années soixante-dix, Clapton est (enfin) seul. Déprimé. Alcoolique. Héroïnomane. Un spectre et une proie facile pour le Club des 27, cette institution rock qui recrutait alors à qui mieux-mieux.
Rideau.
Qui a tué le sheriff ?
Comme dans les meilleurs contes de fées d’Oncle Walt, il va y avoir une rédemption…
Pete Jiminy Cricket Townshend convainc Clapton de participer à quelques concerts, devant un public compatissant. Puis le guitariste s’enfuit en Jamaïque pour respirer un air différent. Il y croise un Bob Marley encore inconnu qui lui fait écouter "I Shot The Sheriff". L’île magique où règne l’esprit d’Haïlé Sélassié inspire alors le Dieu déchu.
Et c’est le départ pour Golden Beach. Miami. Floride. USA. Clapton met un océan entre sa vie (et ses addictions) d’avant et ses ambitions futures.
Chemin faisant, il décide de tout changer dans son existence et dans la pratique de son art. Il commence à composer et à se considérer comme un chanteur. Il décide aussi d’emprunter le style laid back de JJ Cale et d’abandonner la pratique des soli bruyants et à rallonge. A défaut d’un groupe, il réunit quelques musiciens (un peu à la manière du Band) à qui il présente des titres inaboutis, afin de laisser à chacun le soin de s’exprimer.
Et alors ?
Alors, il est a priori difficile de comprendre en 2024 comment et pourquoi un album aussi peu intéressant (pour ne pas dire "emmerdant" ou "soporifique") que 461 Ocean Boulevard a été accueilli avec autant de ferveur et d’enthousiasme, tant par la critique que par le public.
Pour autant que la mémoire ne joue pas des tours à Oncle Dan, deux facteurs prépondérants sont à l’origine de ce que l’on pourrait qualifier, cinquante années plus tard, de double erreur historique.
Tout d’abord, Clapton et sa maison de disques ont magnifiquement vendu leur concept de "rédemption miraculeuse", si fait que les fans de toujours, épouvantés à l’idée d’avoir perdu leur guitar-hero, ont soudain retrouvé la foi, persuadés que Lazare (ou Slowhand) avait effectivement quitté son tombeau.
Et puis "I Shot The Sheriff" (habilement publié en single avant la sortie de l’album), est un titre absolument imparable (4). Venu d’ailleurs. Peut-être même de nulle part. En effet, Clapton n’a guère expliqué où il était allé pêcher cette pure merveille. A part quelques spécialistes pointus, personne ne savait ce qu’était le reggae et tout le monde est tombé dans le panneau.
L’anecdote démontre à tout le moins la capacité précoce de Bob Marley d’écrire des titres universels. Même si on ne comprend pas un foutu mot d’anglais, le mot "sheriff" parle au monde entier (comme "police", par exemple), tandis que l’expression "J’ai buté le…" donne un côté vénéneux et formidablement intriguant à l’affaire.
Le single est immédiatement passé de la clandestinité jamaïcaine au sommet des charts De Kingston au Paradis.
Et le 45 tours a entraîné les ventes du 33 tours dans son sillage vertigineux.
Certains journalistes n’ont pas été dupes mais ils n’ont pas été écoutés. En 1974, il était difficile de lire ou d’entendre des propos critiques quand un rocker mort et enterré sortait du cimetière pour réintégrer la société. En cette période, il était plutôt coutumier qu'il y entre avant l’âge (et qu'il y reste pour toujours).
Un single, c’est un peu court…
A l’exception de "I Shot The Sheriff", les titres de 461 Ocean Boulevard sont, pour la plupart, formidablement anecdotiques. Epaulé au chant par l’excellente Yvonne Elliman, Eric Clapton promène une voix mollassonne sur des reprises en mid tempo jouées "en retrait". Il tricote discrètement des gammes pentatoniques, slide des notes sur le manche d’une Dobro, évite les solos, essaie quelques effets pas toujours bienvenus et laisse l’équipe qui l’entoure faire le job.
Paradoxalement, le morceau qui débute l’album, le très enlevé "Motherless Children" est précisément celui qui aurait, en raison de son sujet, mérité le tempo le plus lent.
Mais tout n’est pas à jeter ; il est indéniable que la reprise de "Steady Rollin’ Man" de Robert Johnson rend un hommage magnifique à son auteur et que la plage finale, "Mainline Florida", mérite quelques écoutes attentives, même si l’utilisation de la pédale Wah-wah rend aujourd’hui son final très "obsolète".
Mais il y a une vraie merveille. Et c’est un des rares titres composés par Clapton. "Let It Grow" démontre que God peut, à l’occasion, être absolument génial. Le texte solaire relève de cette poésie pure et naïve comme l’aiment nos petits cœurs de rockers. Et, en guise de cerise sur le gâteau, la superbe ligne mélodique jouée à la guitare est une réécriture magistrale et plus harmonieuse des arpèges communs de "Taurus" et de sa copie "Stairway To Heaven". Tous les élèves de l’Académie des Petits Rockers savent que Page a honteusement pillé le titre de Randy California. La démarche de Clapton permet de boucler la boucle en mouchant Jimmy sans toutefois vraiment rétablir l’honneur perdu de Randy.
On n’ose imaginer le monstre qu’aurait été 461 Ocean Avenue s’il y avait eu quatre ou cinq "Let It Grow" en prime sur l’album...
Et puis ?
Eric Clapton passera le reste de ses jours à enquiller des albums en solo, oscillant entre "moyen" et "médiocre" (5) avant de clouer le monde entier avec un somptueux Unplugged, véritable mètre-étalon d’un genre proto-nostalgique qui cassera rapidement les oreilles des rockers les plus patients.
Cinquante ans après 461 Ocean Boulevard, God est devenu un vieux grincheux très réactionnaire qui ferait passer Roger Waters pour un comique troupier, concurrent de Guignol…
Tempus fugit…
Une conclusion, Oncle Dan ?
- Les petits rockers, ce disque m’a tellement collé la flemme que je n’ai aucune idée de la façon dont je pourrais conclure notre heure de cours…
- …
- Une suggestion, quelqu’un ou quelqu’une ? Oui, mon petit Futurity ?
- Le temps qui passe rend le vin vieux de France meilleur mais emplit le vieux Divin d’Albion d’aigreurs…
- …
- Ca va, Oncle Dan ?
- Oui, ma petite Magnéto ! Ca va aller. Juste un petit malaise... C’est qu’il ne dit jamais rien, le petit Futurity. Là, j’ai été pris par surprise… Tiens, vous me ferez cent lignes sur la maturation des vins de Bordeaux ! Ca nous changera un peu…
(1) A part peut-être Cynthia Albritton. Mais c’est une autre histoire…
(2) En découvrant Jimi Hendrix sur scène, Eric Clapton a hurlé "On est foutus" à l’oreille de Jimmy Page, ce qui est révélateur.
(3) Au mitan des années ’60, les fans de British Blues taguaient "Clapton est Dieu" sur les murs de Londres. Et Dieu s’est contenté de dire : "Qu’est-ce que je peux bien y faire ? A part aller nettoyer les murs ?"
(4) Rien ne vaut la version des Wailers mais celle-ci est longtemps restée "inaudible" pour le public occidental.
(5) Les pires moments coïncident avec cette époque maudite où Phil Boum Pif Paf Collins fourrait son nez dans tous les enregistrements de ses malheureux collègues.