Jane Getter Premonition
Anomalia
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1- Kryptone / 2- Lessons Learned / 3- Dissembler / 4- Alien Refugee / 5- Still Here / 6- Answers / 7- Queen Of Spies / 8- DIsappear / 9- Safe House
Le rock progressif est globalement un milieu d'hommes, qu’il s’agisse des musiciens ou du public. Si certaines chanteuses parviennent à acquérir une renommée dans ce milieu assez fermé, peu de femmes occupent des postes instrumentaux qui attirent les projecteurs, comme celui de guitariste. Les préjugés sexistes ne manquent pas pour expliquer cette situation : jeu réputé trop "technique", musique considérée comme trop "cérébrale" au détriment de l’émotivité, là où comme toujours, tout est affaire de construction sociale et de dynamiques d’éducation et de socialisation. On apprend malheureusement dès le plus jeune âge aux jeunes filles, de manière plus ou moins consciente et volontaire, à s’intéresser à un type d’art bien particulier considéré comme "adapté" à leur caractère qui serait "féminin" par essence et doté de compétences sociales et culturelles elles aussi genrées par nature.
Guitariste virtuose (qu’elle pratique depuis l’âge de 8 ans) et compositrice de talent, Jane Getter, comme beaucoup d’autres, fait table rase de ces stéréotypes avec panache et propose depuis plusieurs années un rock progressif moderne qui n’a rien à envier aux pontes du genre. Plutôt orientée vers le jazz-rock fusion sur ses premiers albums publiés à la fin des années 1990, ses influences musicales s’étendent du Mahavishnu Orchestra à King Crimson en passant par Porcupine Tree tandis que son jeu de guitare s’inspire notamment des grands guitaristes de jazz Allan Holdsworth et Wes Montgomery mais également de l’éclectique et incontournable Jeff Beck. Une palette d’influences qui constitue le langage de son jeu au croisement du prog, du hard rock et du jazz et qui se ressent particulièrement sur l’album ON paru en 2015, réunissant sous un nouveau nom, Jane Getter Premonition, plusieurs autres musiciens de renom. On citera notamment comme noyau dur de cette nouvelle formation son mari Adam Holzman qui n’est autre que le claviériste attitré de Steven Wilson ou encore Alex Skolnick, passé par Testament et Savatage avant de bifurquer vers le jazz. Pour le second album de ce supergroupe s’ajoutent également les participations des bassistes Stu Ham et Mark Egan, les batteurs Gene Lake et Chad Wakcerman, Vernon Reid de Living Colour ou encore les chanteurs Randy McStine et Chanda Rule. Une sacrée équipe de talents qui s’accordent parfaitement pour faire de ce Anomalia paru en 2021 une totale réussite et le meilleur album de la guitariste à ce jour.
Il faut dire que cet album donne à entendre des joutes musicales de très haut niveau avec des parties instrumentales particulièrement jubilatoires. L’album s’ouvre ainsi sur un "Kryptone" colossal constitué d'une succession de duels stratosphériques entre les guitares de Getter et de Skolnick sur fond de folles cavalcades de claviers. De vraies montagnes russes où l'on sent l'influence toute particulière de King Crimson. On est également soufflé par le titre "Dissembler" situé aux confins du jazz et du rock progressif. Son thème lent et massif met en valeur le chant de Randy McStine avant l'arrivée du riff central tout en saccades métalliques puis un solo irradiant joué par un autre invité, Vernon Reid, également bien épaulé par l’ambiance lourde et ténébreuse instaurée par les textures de synthétiseurs. Quant à "Queen Of Spies", il regorge de plans accrocheurs oscillant entre élancement épique et motif intimiste, le tout articulé autour d'un thème séduisant et mémorable.
Si la technique est irréprochable, les ambiances sombres et mystérieuses font également leur petit effet, à l'image d'un "Still Here" bardé d'arpèges inquiétants qui constituent les prémisses d'une succession de solos supersoniques où se répondent encore une fois Jane Getter et Alex Skolnick, l'un poussant toujours davantage l'autre dans ses retranchements, avec en contrepoint un piano jazzy qui se transforme par la suite en solo d'orgue tapageur. Le titre "Lessons Learned" évoque lui plutôt l'héritage du son de Porcupine Tree avec la voix voilée de Jane Getter finalement éclairée par le groove d’un refrain très accrocheur avant un passage débridé où se succèdent solo alambiqué et légèrement dissonant de guitare puis descente dantesque à l’orgue hammond.
Et l'émotion dans tout ça ? Jane Getter ne fait pas l’erreur de s’enfermer dans une musicalité trop froide et signe avec "Alien Refugee" une superbe ballade aérienne au refrain envoûtant, chantée à deux voix avec Randy McStine et sublimée par l'intervention d'une flûte gracieuse. Le titre "Answers" s'avère également très touchant et accessible, avec une émotion apportée par le chant de Chanda Rule secondée par un piano majestueux qui soutient les lignes mélodiques de la guitare. Enfin, "Disappear" nous captive par sa beauté sensible ponctuée de quelques digressions centrales plus percussives et dopé encore une fois par une guitare expressive et énergique. La courte conclusion acoustique "Safe House" permet enfin un atterrissage en douceur de nos canaux auditifs.
Voilà un excellent album de rock progressif, bardé de coups d’éclats techniques au service de thèmes mélodiques prenants. Jane Getter prouve qu’elle est une des meilleures guitaristes actuelles et fait preuve d’un sacré niveau de composition qui mérite certainement mieux que la faible exposition dont elle fait l’objet. Ne pas avoir pu parler plus tôt de cet album remarquable, la voilà la véritable anomalie !