MGMT
Oracular Spectacular
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1- Time to Pretend / 2- Weekend Wars / 3- The Youth / 4- Electric Feel / 5- Kids / 6- 4th Dimensional Transition / 7- Pieces of What / 8- Of Moons, Birds & Monsters / 9- The Handshake / 10- Future Reflections
Appréhender ce premier effort de MGMT est une tâche bien difficile, qui impose de chercher un diamant brut enfoui dans un panier garni de crabes et autres chausse-trappes contemporains. Il faudra passer outre un buzz tonitruant, en témoigne l’alignement stupéfiant de tous les médias, y compris en France, devant le phénomène. Voir le duo en couverture de Télérama et des Inrocks, leur disque bombardé disque du mois à Rock & Folk achève de rendre la chose suspecte. Sans parler du tombereau d’éloges dithyrambiques et du torrent d’adjectifs plus ou moins bien ampoulés ayant fleuri sur les blogs et webzines de la toile depuis la parution de l’objet en mai. Il faudra chasser de l’esprit les publicités, les reportages de Telefoot et de Turbo, qui se sont empressés de puiser dans les 10 plages de cet album de quoi illustrer les exploits de dégénérés du bulbe poussant un bout de cuir sur du gazon ou la dernière berline de BMW que le français moyen ne pourra jamais se payer mais devant lequel il bave d’envie. Il faudra, enfin, ne pas se focaliser trop longtemps sur le nom du groupe, MGMT pour Management, pauvre plaisanterie pas drôle d’intello à deux balles pour qui emprunter au vocabulaire du marketing, le plus odieux et imbécile qui soit, est du dernier chic.
A vrai dire, on n’avait pas envie de l’écouter, cet Oracular Spectacular. Trop de bruit autour. Hype trop lourde. Trop de parasitage. Et puis voilà que notre contact promo nous envoie l’album, alors qu’on ne le lui avait pas demandé, certain de l’accueil chaleureux qu’on lui réserverait. Alors on s’y est mis, avec, il faut bien l’avouer maintenant, une mauvaise foi carabinée, une furieuse envie de dézinguer le truc. Lors des premières écoutes, une fenêtre de tir se dégageait d’ailleurs dans ce sens : les voix chevrotantes de Andrew Van Wyngarden et de Ben Goldwasser, parfois insupportables, toute cette esthétique fluo-néo-baba cool à la noix. Mais la critique supposant avant tout l’honnêteté intellectuelle, il a bien fallu abdiquer. Car Oracular Spectacular est un voyage stupéfiant, qui nous fait perdre pied dans ses myriades étoilées. Certes, ce n’est pas un album parfait, loin de là. La seconde partie s’essouffle nettement en comparaison de la première, proprement démente. Il y a des facilités, des redondances. Mais ces quelques scories sont bien vite balayées par l’impact que ce disque exerce sur le rock de la décennie 00. Sur le plan formel, la pop psychédélique de ces deux jeunes gens originaires de Brooklyn fait penser à des tas d’autres groupes, que ce soient les figures tutélaires (The Flaming Lips, Mercury Rev, voire David Bowie dans ses élans les plus éthérés) ou ses homologues contemporains (la nu-rave déjà has been des Klaxons, ou d’autres adeptes des grands écart stylistiques, genre Yeasayer, TV On The Radio…). Mais à chaque fois qu’on essaie d’enfermer leur musique dans un cadre précis, les rapprochements faciles, les voisinages téléphonés se mettent à fuir et à filer entre les doigts. Moins compliqué à appréhender qu'Animal Collective, moins dépressif que Radiohead, plus concentré que Of Montreal, MGMT fait penser à tant d’autres mais enthousiasme comme personne.
La force de leur premier opus vient avant tout du fait qu’elle permet d’entre-apercevoir quel est le message de toute cette nouvelle génération ayant éclos avec le nouveau millénaire. On s’est assez lamenté que ni Strokes ni White Stripes ne portaient de regard sur le monde qui les entoure. MGMT ose un début de réponse dès l’entame sur "Time To Pretend" : les jeunes d’aujourd’hui conchient la société d’hyper-consommation glorifiée par un capitalisme définitivement en roue libre. Verbe ironique coincé dans un corps d’ados, le duo allume un feu de paille autour d’une plage crépusculaire en clamant : "Faisons de la musique, gagnons de l’argent, épousons des top models/Je vais bouger sur Paris, me shooter à l’héroïne, baiser des stars/Notre décision est de vivre vite et de mourir jeunes/Nous avons la vision, alors amusons-nous/Ouais, c’est pesant, mais que faire d’autre ?/Oublier nos mères et nos amis/Nous sommes condamnés à faire semblant". Constat amer d’une génération revenue de tout, sans slogan fédérateur ni projet collectif, faisant mine d’accepter la vie qu’on lui offre, mais se ruant sur Myspace ou Facebook s’inventer une existence meilleure, fut-elle virtuelle. En rejetant une époque vouée à sa perte, son seul mot d’ordre est : profiter de l’instant présent, sans penser à demain. Or, ce désengagement, ce refus d’affronter la réalité pour lui préférer une jouissance perpétuelle n’aboutit finalement qu’à se ranger sous les impératifs consuméristes actuels. Tu n’aimes pas le monde dans lequel tu vis ? Tu n’approuves pas ses valeurs ? Pas grave, éclate-toi avec ton écran HD et ta Playstation, abstiens-toi de penser trop et de commencer à réfléchir sur comment tu pourrais faire changer les choses. Voilà pourquoi cet hymne introductif porte en lui à la fois tout le malaise d’une génération et l’aporie dans laquelle elle fonce tête baissée en plaçant comme utopie absolue les plaisirs futiles d’une fête païenne, apolitique, désincarnée, joyeuse mais stérile. Mai 68 dort définitivement six pieds sous terre.
Festif en surface, désespérément pessimiste en profondeur, Oracular Spectacular est en fait un regard aussi complice qu’embué de larmes tournées vers l’enfance. L’utilisation répétée des claviers alliée à l’usage immodéré de nappes de sons psychédéliques ne vise, comme il y a quarante ans avec les premiers acides, qu’à retrouver l’enfant vivant encore en chacun de nous. A ce titre, "Kids", placé au milieu de l’album, rayonne sur tout l’ensemble. Ce morceau magnifique saute en clopinant sur les trois mêmes notes de clavier, le groupe observant une bande de gamins évoluer dans ses jeux avec un mélange de sympathie et d’effroi, enjoignant les bambins à profiter de cette existence éphémère, libre de toute contrainte, ouverte à toute les possibilités, car dès que l’enfance est morte, tout n’est plus voué qu’à l’échec et à la laideur. Tout le disque est traversé par ce thème de l’innocence perdue ("The Youth", "Pieces Of What", "Future Reflexions"). Puisque rien de meilleur ne pointe à l’horizon, autant combler le vide en s’amusant avec ce qu’on a. En témoignent ces morceaux délurés, pleins de pièces à tiroirs et d’éclats pastel. "Week-End Wars", "Electricfeel", "The Youth" projettent des visions kaléidoscopiques où se précipitent la pop ambient de Brian Eno, une électro-pop avide de beats syncopés, des boucles hypnotiques dévidées à satiété devant un Syd Barret rendu gaga non pas par une consommation effrénée de psychotropes, mais abruti par des visionnages marathon d’épisodes des Teletubbies. C’est un vrai bric à brac qui épuise autant qu’il éblouit, qui agace autant qu’il enivre, espèce de grande marée postmoderne, brassant de multiples influences, les convoquant avec un sourire juvénile, avalant tout et déversant ses ingrédients épars par grandes trombes vomitives. "4th Dimensional Transition", avec sa rythmique tribale accélérée en une Drum’n’Bass sans basses, salue au loin les jeunes maniaques de la mèche folle de Vampire Weekend postés sur l’autre rive. Et "Future Reflexions" d’achever le voyage sans jamais vouloir ajouter un point final. Alors, voilà, Oracular Spectacular, c’est eux, c’est nous. C’est le bréviaire lumineux et mortifère d’une génération aussi sympathique qu’écoeurante. Un précipité sonore dans lequel on s’abandonne avec un mélange d’extase et de répugnance. Un disque-symptôme qui hurle, en creux, que les kids d’aujourd’hui, décidemment, ne sont pas si alright que ça.