Uriah Heep
Sweet Freedom
Produit par Gerry Bron
1- Dreamer / 2- Stealin' / 3- One Day / 4- Sweet Freedom / 5- If I Had the Time / 6- Seven Stars / 7- Circus / 8- Pilgrim
Où le chroniqueur se transforme en psychanalyste de comptoir
En 1973, les petits rockers qui aiment le rock musclé et pompier sont souvent des romantiques invétérés et des curieux insatiables. Leur appétence de savoir est aiguisée par les lyrics cryptés imprimés sur les pochettes dans cette langue mystérieuse que reste l’anglais.
Une traduction littérale (souvent décevante) ne permet pas de comprendre les propos cachés de l’auteur. Le romantisme adulescent doit toujours conserver une part de mystère.
Pour apaiser son esprit insatiable, le petit rocker veut trouver une cohérence dans des œuvres qui, parfois, en sont (ou en semblent) dépourvues. Par exemple, où peut bien se nicher cette fichue cohérence dans Sweet Freedom, un album qui semble fait de bric et de broc (1).
Tout s‘explique quand on observe la trame de l’album au travers du kaléidoscope de l’amitié.
Ou plutôt de l’Amitié, celle avec un grand A.
Sweet Freedom devient alors une œuvre pleine de sens, pourvu que l’on s’abstienne d’écouter les quelques titres très dispensables comme l’horrible "Dreamer", le peu inspiré "Seven Stars" et le sympathiquement anecdotique "Circus" (qui introduit idéalement "Pilgrim", le sommet monumental de l’album).
En 1973, Uriah Heep est un groupe mature où chacun a trouvé sa place, même si cet équilibre s’avérera précaire. S’il occupe une part importante du spectre sonore, Lee Kerslake est un batteur discret. Pour sa part Gary Thain, meilleur bassiste de son temps, vit dans un tout autre univers. Malgré ses efforts, Mick Box reste un guitariste limité, bien loin des Blackmore, Page ou Iommi. Par conséquent, Ken Hensley qui compose plus de la moitié des titres (et, principalement, ceux qui marquent l’histoire du Heep) se pose en leader "naturel". A ceci près que, sur scène, c’est cette grande gueule excentrique de David Byron qui occupe la place centrale et focalise tous les regards.
Byron est un excellent chanteur et un personnage extraverti. Mais il n’est pas exempt de fêlures et il les comble en buvant plus que de raison.
Malgré leur rivalité "territoriale", Hensley et Byron sont devenus amis. Pour la vie. On ne sait pas quand. Quelque part entre 1969 et 1972. Ce sentiment est devenu fusionnel en septembre 1972, lorsque les deux hommes ont enregistré en piano-voix le titre "Rain" pour Demons And Wizards. Ken Hensley a confié que Byron et lui-même avaient éclaté en sanglots tellement chacun avait été impressionné par la sensibilité artistique de l’autre.
Voilà un événement peu coutumier chez des Britanniques (2) ; cette reconnaissance artistique mutuelle établit avec certitude que des cordes sensibles ont été touchées de part et d’autre.
Mais cette amitié va avoir à souffrir des activités du groupe, brinqueballé entre les tournées incessantes sur plusieurs continents et les contingences des sessions d’enregistrement en studio. Les égos sont soumis à rude épreuve. Pour relâcher la pression, l’entourage accepte que Ken Hensley sorte un album solo avec (ce n’est vraiment pas innocent) Mick Box et Gary Thain. David Byron promet d’en faire rapidement autant… (3)
Pour calmer les esprits, le management décide de quitter l’Angleterre et d’aller enregistrer Sweet Freedom en France, au Château d’Hérouville. On peut se demander si c’est une idée géniale parce que tout le monde sait que le château est hanté. Et pas forcément par des entités positives…
Où l’on parle enfin de rock…
Dans toute sa laideur (qui contraste avec les efforts précédents), la pochette de Sweet Freedom (4) montre un groupe physiquement "soudé" et complice. Mais il est impossible de savoir si l’affreux soleil qui rétroéclaire maladroitement l’image rougeoyante se couche ou s’il se lève.
Toutes ses imperfections mises à part, Sweet Freedom comporte cinq titres magiques de Ken Hensley dont certains comptent parmi les meilleurs jamais enregistrés par le groupe.
Comme les hommes (les mâles en l’occurrence, par opposition à l’ensemble du genre humain) éprouvent la plus grande peine à évoquer leurs sentiments, la communication avec Byron va s’établir par le biais des textes.
Et les textes de Hensley sont encore plus ambigus qu’à l’accoutumée. Ce n’est pour rien que notre bonhomme a déclaré dans une interview : "Quand vous écrivez que votre amour vous a abandonné, ça signifie le plus souvent que vous venez d’abandonner votre amour."
"Stealin’" est un monstre, un titre devenu "signature" en concert. Un moment de pure énergie émotionnelle qui mérite à lui seul l’achat de l’album. Mais, derrière l’anecdote de l’outlaw (5), il y a un avertissement plus "humainement universel" qui ne peut que s’adresser amicalement à Byron.
Arrivé au sommet, je me suis refusé à toute règle / Persuadé que le monde était à moi. / Puis j’ai réfléchi et j’ai compris / que j’avais commis l’erreur de voler ce que j’aurais dû acquérir.
Le message est d’autant plus évident que Hensley prête à son outlaw un lourd penchant pour le vin (6) alors que l’on sait que les cow-boys préfèrent le bourbon frelaté.
Sous ses faux airs de titre de transition entre "Stealin’" et la plage titulaire de l’album, "One Day" est une pierre angulaire dans le dialogue entre les deux amis.
Mais, ne t’avais-je pas expliqué / Que tout allait s’arranger / Je n’ai jamais douté / Que ce n’était qu’une question de temps / J’ai traversé le désert du désespoir / Et je sais que je m’en sortirai un jour…
En clôture de la face A du vinyle, "Sweet Freedom" est plus explicite encore.
Quand tu regardes autour de toi / Est-ce que tu aimes ce que tu vois ? / Vas-tu choisir la liberté / Quitte à te retrouver seul ? / Es-tu certain que tu te sentiras mieux sans ma compagnie ? / Je ne souhaite que ton bonheur / Même si c’est sans moi…
Après son intro prometteuse, le titre, probablement plombé par la gravité de son propos, manque musicalement de folie et d’ambition. Le tempo lent devient parfois pesant et il manque une envolée, un signe d’espoir parmi quelques constats lourds de sens.
L’entame de la face B est encore plus posée mais "If I Had The Time" brille par un texte exceptionnel, le plus magnifique écrit par Hensley, porté par une mélodie majestueuse et splendidement interprété par David Byron.
Aussi longtemps que je trouve un peu de paix pour mon âme / Je peux rêver et rire / Et je peux chanter…
A contrario, lorsque le désordre règne (dans le groupe), je deviens incapable de mener ma vie à bien, incapable de composer et de chanter.
… et où l’on parle d’opéra
L’étrange monologue / dialogue culmine dans "Pilgrim" qui propose également un texte digne d’éloges et dont le propos est encore plus pertinent puisqu’il est écrit de concert par les deux protagonistes, Hensley et Byron.
Magnifiquement placé sur orbite par "Circus" (avec ses splendides harmoniques à la guitare), "Pilgrim" a un caractère opératique : démesure, chœurs furieux, voix de tête, grand piano wagnérien, ascension et déchéance. Ca aurait pu être le meilleur titre de Uriah Heep, l’instant où se seraient mariés définitivement tous les ingrédients du rock pompier. Mais il y a ce passage solo « obligé », bruyant et hors sujet de Mick Box qui vient endommager le "livret" en desservant la musicalité de l’ensemble.
Les leaders vont ; les leaders viennent / Telle est la vérité que j’ai apprise / Entre l’Amour et la guerre / Je n’ai pu choisir / Et j’ai perdu les deux.
Qui s’adresse à qui ? Peut-être est-ce que chacun des deux s’adresse à l’autre en même temps qu’à lui-même…
L’opéra classique dénoue souvent ses conflits inextricables par une mort violente, occasion pour la victime d’interpréter un interminable chant du cygne.
C’est ce qui va se passer dans notre histoire. En juillet 1976, Byron est viré du groupe à la suite d’un vote à main levée initié par le management. L’album High And Mighty est un désastre et il faut une victime expiatoire. Le chanteur a massacré (à raison) la campagne de promotion du disque (7).
Ken Hensley a voté en faveur du licenciement.
Après une véritable descente aux enfers, Byron mourra le 28 février 1985, détruit par la picole. Ce soir-là, Uriah Heep lui dédiera "The Wizard" sur scène (8).
Gerry Bron, le manager et producteur historique de Uriah Heep, attendra une journée avant de téléphoner aux USA où Ken Hensley s’était expatrié. Bouleversé par la nouvelle, le claviériste abandonnera immédiatement tous ses engagements, plantant Blackfoot au milieu du gué, pour prendre sa retraite créative et s’isoler longuement du monde des vivants.
Puisqu’il faut une fin à toute chose
L’histoire (ou l’affabulation) aurait pu en rester là mais il lui fallait une coda. Et cette coda se trouve sur My Book of Answers, l’album solo posthume de Ken Hensley paru en 2021. Il y a en effet ce titre fort intriguant, "Light The Fire (In My Heart)"…
Fais briller le feu dans mon cœur, cher musicien / Jette un sort à mon âme, cher magicien / Comble moi de ta lumière…
Puis, plus loin :
En moi et tout autour de moi / De jour comme de nuit / Le chant de l’Enchanteur (Wizard) résonne à jamais…
Aristote prétendait que l’amitié est le lien de toute communauté humaine. Si les âmes de Byron et de Hensley se sont retrouvées dans le même cercle dantesque des Enfers (9), j’espère qu’ils auront trouvé les mots pour se réconcilier en musique autour d’un cruchon de bon vin.
(1) Alors que ses deux prédécesseurs en studio tendaient à une conceptualisation plus ou moins réussie…
(2) A titre d’exemple, Blake et Mortimer, après 29 volumes d’aventures amicales en commun, se satisfont encore d’un regard entendu et d’un "By Jove !" à chaque fois qu’ils sauvent le monde d’un nouveau péril.
(3) Ce sera chose faite en 1975 lorsque Take No Prisoners sera enregistré avec l’aide de Ken Hensley.
(4) Créditée à un Fin Costello que l’on a connu mieux inspiré.
(5) Ce hors-la-loi, un personnage de western caricatural qui ne respecte rien ni quiconque, a été inspiré à l’auteur lors d’une tournée du groupe aux USA (en première partie de Kiss).
(6) Ceux et celles qui ont bonne mémoire se souviendront que le personnage que rencontre Ken Hensley dans "The Wizard" préfère également le vin. De là à dire que l’Enchanteur qui pille la cave du poète n’est autre que David Byron, il n’y a qu’un pas que je franchirai allègrement…
(7) La firme de disques a dépensé une fortune pour emmener quelques happy few dans une station de sports d’hiver en Suisse. Sans autre résultat que des notes de minibars astronomiques.
(8) Ca ne peut être un hasard…
(9) Tous les rockers vont en Enfer, c’est bien connu. Les autres s’emmerdent au Paradis. Pour l’éternité…