Bad Company
Bad Company
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1- Can't Get Enough / 2- Rock Steady / 3- Ready For Love / 4- Don't Let Me Down / 5- Bad Company / 6- The Way I Choose / 7- Movin' On / 8- Seagull
La plus grande supercherie du rock est d’avoir bénéficié d’une image subversive, alors qu’au-delà d’une révolte adolescente ne valant même pas une révolution au petit pied, le genre musical est immédiatement rentré dans le rang. On se moque de la naïveté des hippies et de l’esprit des années 1968, mais c’est sûrement le seul moment où le rock a pu incarner des idéaux révolutionnaires et mettre en place des pratiques réellement subversives du point de vue économique. Le reste du temps, sa transgression n’est qu’un pied de nez générationnel dont le fondement emprunte au registre de la consommation, de la surconsommation même – d’alcool, de drogue, de sexe et de voitures.
Comme le dirait si bien Daniel, notre chroniqueur belge favori : "Où l’on se rend compte que le vers était dans le fruit". Ou plutôt, que le capital était là dès l’origine du rock’n’roll. Alors ne soyons pas dupe des volontés des petits labels, comme Chess et surtout Sun, qui étaient avant tout intéressés par la manne que pouvaient constituer les musiques noires une fois interprétées par des blancs. C’est pourquoi Elvis n’est rien d’autre qu’un produit, pas plus glorieux que les pop-stars des années 1980-2000, et ses provocations, plus affligeantes que dangereuses, n’étaient en réalité transgressives que pour les seuls esprits puritains. L’ère post-McCarthy nécessitait qu’on lâche la bride, mais en ne laissant qu’un peu de jeu. De toute façon, les majors ont vite récupéré le magot : dès 1956, le King est intronisé chez RCA. Plus tard, Richard Branson, aussi impressionnant de toupet soit-il, n’était rien d’autre qu’un arriviste qui comptait faire des lingots d’or avec de la contreculture : il revenait à Faust (le groupe) de signer un pacte avec le diable. Et que dire du mouvement punk, et notamment des Sex Pistols, qui continuent de faire croire à leur petite révolution, alors qu’ils ont été montés de toute pièce par un entrepreneur au nez fin, Malcolm McLaren. Quant à leurs comportements subversifs, il n’y avait pas de quoi faire trembler un Tory un peu conséquent.
Dans cette histoire, les musiciens n’y sont souvent pour rien : ils sont là pour jouer et comptent gagner leur croute, ignares ou désintéressés des enjeux matériels si bien qu’ils finissent par être aussi bien la poule aux œufs d’or que le dindon de la farce. Alors certains choisissent la voie de l’émancipation comme Led Zeppelin qui, en 1973, décide couper les ponts avec Atlantic et de voler de ses propres ailes, aidé par son manager Peter Grant qui prend l’année suivante la tête de Swan Song Records. Certes, n’est pas Led Zeppelin qui veut et le prix de la liberté nécessite peut-être d’avoir les moyens de le payer.
En 1974, Swan Song réalise un coup de maître en signant Bad Company, dont le premier album (sans titre) devient également la première production du label. Pour qui a conscience de ce que représentait Free au Royaume-Uni au début des 1970’s, cette première pièce intégrant l’écurie est en effet un coup de maître, puisqu’on y trouve deux membres du groupe à peine séparé, l’excellent chanteur Paul Rodgers et le batteur Simon Kirke. Ils sont accompagnés par Mick Ralphs à la guitare, ex-Mott the Hoople et par le bassiste Boz Burrell ayant, entre autre, fait ses armes chez King Crimson : on peut donc parler d'un supergroupe, dont le talent combiné permet à ce premier ouvrage de confiner à l’excellence. C'est tout sauf une "Bad Company" en somme, comme le chante Rodgers au cours des refrains musclés de cet excellent titre éponyme, dont l’intensité des couplets au piano est renforcée par le contraste avec la montée en puissance de la guitare.
Parangon du soft-rock anglais, Bad Company emprunte aux États-Unis le groove et la classe pour en offrir une interprétation magistrale : c’est le riffing imparable de "Can’t Get Enough", la soul irrésistible de "Don’t Let Me Know", le folk americana de "Seagull", la sensualité de "The Way I Choose" et de l’excellent "Ready for Love", que Ralphs avait emporté dans ses valises en quittant Mott the Hoople. Cette identité musicale transatlantique était déjà une caractéristique de Free et la flamme de ce groupe brûle encore dans des compositions comme "Rock Steady" ou "Movin’ On". Bien sûr, le chant caractéristique de Rodgers renforce ce parallèle, et qui osera dire désormais, même parmi les aficionados de Mercury déçus par son passage chez Queen, qu’il n'est pas l'’un des meilleurs vocalistes de l’histoire du rock ?
En adoubant Bad Company, Led Zeppelin venait de produire un chef-d’œuvre capable de leur faire de l’ombre, qui plus est sur leur propre terrain de jeu. Est-ce pour cela qu’ils lancèrent officiellement le label au mois d’octobre 1974 en célébrant la sortie de Silk Torpedo des Pretty Things et non cet opus des ex-Free ? Quant à l’indépendance vis-à-vis du pouvoir économique, Swan Song Records n’est qu’une bataille au sein d’une guerre de David contre Goliath qui se poursuivit à la fin de la décennie (Fast Product en 1977, Factory et Mute en 1978) et continue de nos jours. Cause perdue peut-être, mais on en cause toujours.
À écouter : "Can’t Get Enough", "Ready for Love", "Bad Company"