The Prodigy
Invaders Must Die
Produit par Liam Howlett, James Rushent
1- Invaders Must Die / 2- Omen / 3- Thunder / 4- Colours / 5- Take Me to the Hospital / 6- Warrior's Dance / 7- Run With the Wolves / 8- Omen (Reprise) / 9- World's on Fire / 10- Piranha / 11- Stand Up
Par bien des aspects, The Fat Of The Land a été pour la génération nineties ce que Nevermind The Bollocks fut pour les seventies. Vingt ans pile poil après les glaviots séminaux des Sex Pistols, The Prodigy refaçonnait le choc tellurique du punk pour le rebalancer à la tronche des ravers en pleine ère de digitalisation avancée : un chant postillonnant à la Johnny Rotten, les grondements menaçants d’infra-basses guerrières, une armée de samples tordus, tabassés, violés, des prestations scéniques débauchées et surtout un sens de la mise en scène aussi destroy qu’habile que n’auraient sûrement pas renié les protégés de Malcolm McLaren. Clairement, le rockeur mouillait le perfecto pour le Big Beat, cette confrérie d’agités du sampler qui avaient réussi l’exploit de réconcilier les adeptes du dancefloor avec les fanatiques de la fosse à pogo. Un nom qui sonne aujourd’hui comme boom-boom ou bêbête. Car un peu plus de 10 ans plus tard, c’est l’hécatombe. Revenu à ses obsessions vintage, le rock considère qu’il peut désormais survivre sans perfusion électro. Les Basement Jaxx, Propellerheads, Fatboy Slim et autres Junkie XL bouffent les pissenlits par la racine, seuls les Chemical Brothers parviennent encore à maintenir l’intérêt, même s’ils ne sont encore jamais parvenus à revenir au niveau de leurs (superbes) albums de la décennies précédente.
Ce lent naufrage général, The Prodigy l’a traversé d’un air distant et hautain. Traumatisé par le triomphe planétaire de son troisième album qu’il savait quasiment impossible à réitérer, ce n’est qu’au prix d’extrêmes douleurs que Liam Howlett est parvenu à accoucher de la suite. Tiraillé entre la redite (le single "Baby’s Got A Temper", anecdotique quoique jouissif) et le doute (une première ébauche du quatrième opus, quasiment arrivée au stade définitif, fut jetée aux oubliettes), le cerveau peroxydé de la bande a mis longtemps à réactiver les turbines de son engin diabolique. 7 ans après les cartons des "Breathe", "Smack My Bitch Up" et autres "Firestarter" arrivait enfin la suite, Always Outnumbered, Never Outgunned, brillante apocalypse nucléaire, noire et vicieuse, malheureusement mésestimée. Car à force de se faire attendre, le groupe a fini par tuer le désir. Et pourtant, son règne n’a cessé de s’affirmer par le biais de ses disciples patentés. Toute la génération nu-rave qui jure autant par les amplis Marshall que les disques durs saturés (Klaxons ou encore Does It Offend You Yeah ?, James Rushent co-produit d’ailleurs les deux premiers singles de ce nouvel effort) lui doit beaucoup, tout comme les bidouilleurs en blouson de cuir et sweats à capuche comme Digitalism, Audiobullys, Soulwax dans son versant électro ou encore toute la clique Ed Banger, dont la figure de proue Justice a vampirisé sans vergogne l’héritage des agités de l’Essex pour le rendre plus trendy avec le succès que l’on connaît.
Face à cette progéniture, The Prodigy se devait de réagir, refuser cette pente inéluctable vers la déchéance, rebooter ses machines pour terroriser les premières lueurs du nouveau millénaire comme il avait repeint au napalm les derniers feux du siècle dernier. On voit très bien quel est le projet qui a présidé à cet Invaders Must Die : orchestrer un chaos électronique puisant avec une vigueur nouvelle dans les réussites passées, les claviers old school d’Experience et la variété de Music For The Jilted Generation, ressortir de la crypte de The Fat Of The Land les chants de hooligans de Keith Flint et Maxim Reality et les percuter sur les rythmes obèses d’Always Outnumbered… Hélas, ce qui devait sonner comme la résurrection d’un phoenix vengeur évoque davantage la chute fatale du T1000 dans le métal en fusion, hurlant à la mort en vomissant tous les visages qu’il a emprunté durant son existence pour finir en une flaque inerte et visqueuse.
Ce qui choque tout d’abord dans cette cinquième livraison, c’est son hermétisme obstiné, son effrayant sur-place. Au lieu de s’appuyer sur son passé pour rebondir, Prodigy sombre avec lui dans les affres de l’auto-plagiat. Le disque défouraille tel un skinhead hors de contrôle dans un épuisant défilé de remixes peu inspirés. Les premières écoutes sont tout simplement catastrophiques tant on passe plus son temps à imaginer quel ancien morceau a présidé à la naissance de tel ou tel titre qu’à se laisser véritablement absorber par l’ensemble. Là où Prodigy explosait le cerveau pour laisser place au règne total du corps, il fait aujourd’hui office de juke-box crapoteux. "Omen" évoque les moments les plus intenses de "Break And Enter", "Thunder" et "World’s On Fire" empruntent à "Charly" sa jungle épileptique et ses notes de piano nostalgiques, "Take Me To The Hospital" fait ressurgir les fantômes vermoulus d’"Out Of Space", "Warrior’s Dance" ressuscite les voix eurodance de "No Good"… Chaque piste peut être ainsi ramenée à sa matrice originelle. Et bien souvent la comparaison joue en sa défaveur, comme si, désespéré par un glorieux passé qu’il s’avère incapable de faire revivre, Howlett s’était résolu à radoter, à s'auto-parodier. Pire, ce qui faisait autrefois la force des prodiges anglais ne fonctionne plus, Flint et Reality en sont réduits au rôle d’ectoplasmes, leurs braiements ne structurent plus les morceaux mais se voient bêtement samplés et noyés dans le rythme, la batterie de Dave Grohl (caution rock de cet opus), à la présence très limitée (deux titres en tout), peine à se faire entendre au milieu du déluge de BPM imposé par Howlett ("Run With The Wolves").
Une fois cette immense déception plus ou moins digérée, Invaders Must Die se révèle être un honnête défouloir techno-punk, une bande-son affolée et déglinguée du bordel ambiant. Son âme d’esthète en sourdine, Liam Howlett reste sans faille quand il s’agit de trépaner le conduit auditif et de défoncer le tympan à coup d’échantillons baveux. Mise en bouche peu amène, le morceau titre se révèle finalement être l’une des meilleures pistes de l’album, avec son synthé strident qui donne envie de rejouer le clip de "Stress" de Justice en traquant Bernard Madoff à la barre à mine. Sus au Grand Capital Apatride. Invaders must die ! Les amateurs de binaire électronique seront déçus, tant la guitare est mise en minorité face aux claviers antiques qui se taillent ici la part du lion, couplés à des rythmiques breakbeat rappelant qu’avant de parader dans les festivals alternatifs, The Prodigy ne jurait que par l’univers plus festif des rave parties ("Colours", "Thunder", "World’s On Fire"). C’est dans ces moments où il hoquette ("Take Me To The Hospital"), s’agonise sous un fracas de sons vrillés et tordus ("Piranha") que le groupe rappelle qu’il est avant tout une implacable machine à danser. Il est clair qu’une fois la chaîne hi-fi poussée à un volume que la déraison ignore, Invaders Must Die prend les atours d’un formidable instrument à pomper l’adrénaline, efficace, direct, bourrin et sans merci. Mais c’est un constat d’échec que d’affirmer cela, quand le grand mérite de Prodigy était autrefois de conjuguer sa furie décibélique avec l’usage domestique, révélant avec le temps une finesse et une richesse qui font ici cruellement défaut. Il faudra finalement attendre la dernière piste pour se trouver agréablement surpris par cette cinquième réalisation. Avec son ambiance cool à la Stax/Volt, "Stand Up" apporte enfin le zeste de subtilité et de décontraction qui manquaient tant au reste. Mais c’est cette fois pour rappeler les spectres acides du Primal Scream de Screamadelica ("Loaded", "Come Together"), comme un ultime geste de désaveu. Apparemment certain du baroufle qu’il allait provoquer sur un public qui ne l’attendait peut-être pas autant qu’il croyait, le groupe a intitulé son nouveau label Take Me To The Hospital. Ça sera plutôt l’hospice, à moins que Liam Howlett se réveille et se montre à nouveau digne de l’authentique génie qu’il fut jadis. Espérons.