Dream Theater
Falling into Infinity
Produit par
1- New Millennium / 2- You Not Me / 3- Peruvian Skies / 4- Hollow Years / 5- Burning My Soul / 6- Hell's Kitchen / 7- Lines in the Sand / 8- Take Away My Pain / 9- Just Let me Breathe / 10- Anna Lee / 11- Trial of Tears
17 Novembre 1993, l'équipe de France de Football n'a besoin que d'un seul petit point face à la Bulgarie pour valider sa qualification pour la Coupe du Monde aux Etats-Unis. "L’Amérique" de Joe Dassin résonne déjà dans les travées du Parc des Princes, les bouteilles de champagne sont prêtes à être sabrées, et les billets d'avion en passe d’être réservés tant la France est confiante et sûre de son destin. Et ça n'est pas une modeste (en apparence seulement) équipe d'Europe Centrale qui va venir contrarier les plans de Cantona, Papin et consorts.
La suite on la connait, le centre de Ginola trop long, et ce diable de "Kostadinoooooov" qui s'arrache dans les dernières secondes pour briser les espoirs des Français et de tous les amateurs de football.
Mais en prenant un peu de recul, beaucoup de spécialistes s'accordent à dire que cette déconvenue, cette humiliation, va poser les bases du renouveau du football français et va lui permettre cinq ans plus tard, d'être sur le toit du monde en remportant le trophée suprême (La Coupe du Monde pour celles et ceux qui se réveilleraient d'un coma digne d'Hibernatus).
Alors quel lien avec un album de Dream Theater me direz-vous ? Et bien le rapport est on ne peut plus simple : c'est sans doute l'échec (tout relatif mais nous y reviendrons) de ce Falling Into Infinity qui leur permit, 2 ans plus tard de se remettre profondément en question et de réaliser leur chef d'oeuvre (ou du moins considéré comme tel) : Scenes From a Memory.
Oui, les erreurs commises sur Falling Into Infinity ont sans doute servi de leçon au groupe pour la suite. Indéniablement. Mais le résumer à une succession de mauvais choix et de fautes de goûts serait un raccourci bien trop simpliste.
Tâchons donc de réhabiliter dignement Falling Into Infinity, ce paria mal aimé des fans.
Avant de nous atteler à ce que propose le disque, retournons en 1996, après la sortie du très charnu EP A Change Of Seasons, qui permit à Dream Theater de présenter officiellement son nouveau claviériste, Derek Sherinian. En coulisses, leur label de l'époque, Elektra Records, désireux de renouer avec le succès dans les charts de "Pull me Under", commence à excercer une pression insistante sur les Américains pour que ce nouvel effort soit bien plus formaté radio, plus accessible, en un mot comme en cent : plus commercial.
Et si des dissensions ont toujours existé chez Dream Theater, elles vont être exacerbées sur cette période précise, avec d'un côté John Petrucci plutôt enclin à faire des "sacrifices", et de l'autre, Mike Portnoy, bien plus retors à la moindre concession. La formation passe alors à deux doigts de l'implosion. On peut même légitimement penser que "Liquid Tension Experiment", le projet instrumental de Petrucci et Portnoy (en compagnie de Tony Levin et de...Jordan Rudess) monté en 1998 fera office de soupape de décompression pour les deux fortes têtes. Le groupe va écrire des chansons pendant un an, en attendant de pouvoir entrer en studio ; ce qui sera fait au printemps 1997, avec assez de matériel pour remplir un copieux double album. Bien évidemment, la maison de disques, dans ses velléités commerciales s'y opposera, au grand dam des fans, toujours enclins à en demander encore et toujours plus.
Falling Into Infinity est donc un album de compromis. Le groupe (la maison de disques ?) veut changer de paradigme, et va donc dans un premier temps effectuer un petit lifting sur ses visuels. Exit les pochettes surchargées d'Awake ou Images and Words (pas une mauvaise nouvelle en soi) et place à une pochette bien plus sobre (signée Storm Thorgerson), et surtout à une nouvelle typographie sur le nom du groupe. Et pour reprendre une analogie footballistique, pour les suiveurs de Dream Theater, c'est un peu le même sentiment que de voir le logo de son club de coeur remanié par une boite de communication à la mode.
Mais tout cela tiendrait presque du détail par rapport à l'autre camouflet de Falling Into Infinity. Sous l’impulsion du producteur Kevin Shirley, le groupe va faire appel pour la première (et dernière fois) à un parolier extérieur, en la personne de Desmond Child. S'il est connu pour avoir collaboré avec beaucoup de pointures de la scène "rock" avec Aerosmith, Bon Jovi, Alice Cooper ou Kiss ("I was made for lovin you" c'est lui), Child est également derrière des tubes de Michael Bolton, Cher, Robbie Williams ou les Hanson. Et s'il ne signe ici les textes d'un seul titre, "You Not Me", cette ingérence aura bien du mal à passer au sein de la communauté des fans.
Voilà pour planter brièvement le décor qui entoure ce quatrième album.
Et pourtant, Falling Into Infinity est très bon. Singulier dans la discographie des Américains certes, mais il regorge de bons moments. A commencer par "A New Millenium", morceau aussi moderne que son nom, et son break parfait, construit sur une boucle de basse pétrie de groove.
Du groove. Chez Dream Theater. Oui, vous avez bien lu. Et pas qu’un peu puisque l’intro du second titre, le fameux "You Not Me" apporte elle aussi son lot de rondeur, un peu érodée certes pas un refrain un peu convenu et dont la tentative de racoler auprès des radios est assez évidente. Mais c’est une belle entrée en matière et le thème principal est ultra catchy (et constituera en bonne partie la bande son des coulisses de la VHS "5 years in a Lifetime"). La production globale est très différente de ce qu’a pu proposer Dream Theater jusque là, plus arrondie, plus chaude mais elle vieillit très bien (et bien mieux que celles des précédentes sorties). Au rayon des sonorités « nouvelles », citons d’emblée le son de batterie de Mike Portnoy, avec une caisse claire au timbre "tambour" bien plus rond et qui va accentuer le groove de certains morceaux, comme le colossal "Burning My Soul", show-opener de l’époque à la qualité indéniable.
Pour terminer sur la couleur groovy du disque, impossible de passer sous silence l’autre collaboration externe de Falling Into Infinity, bien mieux acceptée celle-ci, avec la participation de l’immense Doug Pinnick, leader chanteur-bassiste des géniaux King’s X, venu prêter voix forte sur une des plus grosses réussites (comme par hasard) : "Lines In The Sand" (hasard ou coïncidence, l'une des plus belles chansons de King's X s'appelle "Lies In the Sand" sur Ear Candy, sorti un an plus tôt et à écouter absolument, fin de la parenthèse).
Ce morceau fleuve de 12 minutes, qui commence comme un voyage interstellaire piloté par les sons psychédéliques du clavier de Derek Sherinian (qui ont eux moins bien vieilli que le reste de la production) s’avère redoutable dès lors qu’entre la section rythmique, presque funk par moments et à l’efficacité encore une fois incontestable. La basse de Myung vrombit, bien soutenue par l’impeccable Portnoy, jusqu’au refrain où Labrie est épaulé (dépassé ?) par Pinnick, conférant un côté "Big Rock" qui leur va très bien. A mi-parcours, le tempo ralenti, pour laisser place à un pont instrumental très inspiré (et où Portnoy régale sur le charleston), avec un John Petrucci très reconnaissable, mais au phrasé plus bluesy qu’à l’accoutumée, pour repartir de plus belle et finir en apothéose. Sans conteste le moment fort de l’album.
Mais c’est loin d’être le seul, puisqu’au rayon des titres « progressifs » qui s’installent par strates successives, "Peruvian Skies" trône en bonne place, avec une intro très douce et un peu Floydienne, des lignes de guitares amples et au bottleneck, des couplets cotonneux et aériens (où James Labrie excelle) pour évoluer ensuite vers un rock bien plus agressif, avec changements de rythmes bien sentis, un passage riffé à la "Enter Sandman" de Metallica (que le groupe insérera astucieusement en live), et avec en point d’orgue un solo de guitare de Petrucci une nouvelle fois parfait.
Oui on distingue nettement les vélléités commerciales, mais elles s'intègrent plutôt bien dans la musique technique des Américains, et chaque musicien est parfaitement à sa place. Et Derek Sherinian (dont ce sera finalement le seul disque studio au sein de Dream Theater) apporte indéniablement sa pierre à l'édifice, en plus d'une vraie fraicheur, tant il est différent, de par sa personnalité et son background. Si le reste du groupe est originaire de New-York (exception faite de Labrie qui est Canadien), Sherinian est Californien, et là où Petrucci et les autres sont plutôt sur la réserve, avec des looks d'une sobriété monacale, Sherinian est lui beaucoup plus excentrique, n'hésitant pas à arborer sur scène lunettes de soleil et costumes à paillettes, lui valant quelques mauvaises blagues une fois son départ.*
Ses influences musicales varient également, bien plus psychédéliques que progressives, et même si on imagine aisément qu'il n'a pas eu carte blanche sur sa façon de jouer sur l'album, Sherinian a son importance dans l'histoire du groupe, et sa patte est clairement identifiable sur Falling Into Infinity, apportant une touche très "Elton John" sur certains morceaux.
Mais le problème de Falling Into Infinity réside aussi dans le fait que le meilleur y côtoie le pire.
A l'exception de When Dream And Day Unite, chaque disque de Dream Theater comporte sa fameuse ballade. "Another Day" sur Images and Words, "The Silent Man" sur Awake, c'est une sorte de tradition, comme les pancakes du dimanche matin ou l'agneau pascal, et sur Falling Into Infinity, ils vont avoir la main un peu lourde avec pas moins de 3 titres dans cette veine. Passons sur "Anna Lee" qui est très réussie et agréable à l'oreille (en dehors là encore des envolées de Labrie sur la seconde partie). Mais pour ce qui est de "Take Away My Pain", si le message est tout à fait louable (écrite par John Petrucci en hommage à son père décédé en 1996), sa construction, ses arrangements et son atmosphère générale relèvent d'une mièvrerie que même un mauvais U2 n'aurait pas osé proposer.
Quant à "Hollow Years", malgré une guitare sèche inhabituelle, elle va très rapidement s'empêtrer dans une guimauve de fête foraine qui ferait une bande son parfaite pour une comédie romantique Disney où les protagonistes regarderaient la pluie tomber devant la fenêtre. C'est tout juste si on imagine pas James Labrie les yeux fermés, s'époumonant une main sur l'oreille sur un refrain augmenté d'un demi-ton très caricatural. Une énorme faute de goût, qui concurrence très fortement "Just Let Me Breathe", sans doute la pire chanson de toute la discographie des Américains au post-refrain bruyant et absolument insupportable (qui a envie d'entendre James Labrie chanter dans un porte-voix ??).
Heureusement, Falling Into Infinity se finit sur une piste d'une délicatesse inouïe. A l'image d'un "Learning To Live" qui concluait Images and Words en beauté, "Trial of Tears" est un de ces titres aux facettes multiples qu'affectionnent tant les Américains. Bordé encore une fois par un duo basse-batterie qui fait la part belles aux harmoniques subtiles, la chanson évolue, progressivement, sur plus de 13 minutes, en proposant à la fois changements de rythmes et accélérations aussi techniques que véloces. L'ensemble reste même très accessible, avec une longue plage instrumentale (chapitrée "Deep In Heaven") où chaque musicien y va de sa petite incartade, entre basse gourmande, claviers hypnotiques et débouchant sur une dernière partie beaucoup plus aérienne, et où l'alliage de la guitare en son clair de Petrucci à la voix posée de James Labrie est parfait.
Avec ce quatrième album, Dream Theater souffle le chaud et le froid, et si les intentions mercantiles de la maison de disques se font ressentir (outre l'apport de Desmond Child, Elektra insistera pour que l'instrumental "Hell's Kitchen" soit une piste à part entière, et non une section de "Burning My Soul" comme prévu à l'écriture), non, Falling Into Infinity n'est pas un échec ; mais une galette inégale avec d'excellents moments, et des erreurs manifestes. L'accueil à sa sortie fut très froid, que ce soit par la presse spécialisée mais aussi et surtout par les fans, vivant les changements brutaux et les désirs radiophoniques comme une véritable trahison. Le groupe tire les leçons de cette désillusion, et reviendra 2 ans plus tard avec Scenes From a Memory leur Coupe du Monde à eux, leur Graal, et qui cette fois mettra tout le monde d'accord.
*Lors de la première tournée sans Derek Sherinian, James Labrie s'adressait au public en disant "Derek est parti, voici la seule chose qu'il nous a laissé", en sortant... une paire de lunettes de soleil et une chemise léopard.