Jack White
Boarding House Reach
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1- Connected by Love / 2- Why Walk A Dog? / 3- Corporation / 4- Abulia and Akrasia / 5- Hypermisophoniac / 6- Ice Station Zebra / 7- Over and Over and Over / 8- Everything You've Ever Learned / 9- Respect Commander / 10- Ezmerelda Steals The Show / 11- Get In The Mind Shaft / 12- What's Done is Done / 13- Humoresque
Ne serait-il pas temps de revenir sur le dernier album controversé de Jack White ? Sorti il y a six mois maintenant, le bidule avait tellement décontenancé la rédaction d'Albumrock que personne n'a eu le courage de le chroniquer. Pensez donc, le dernier vétéran du rock à l'ancienne, l'héritier légitime du riff qui tâche, amoureux transi du Delta blues et dernier espoir des fans de Led Zep, banni de ces pages ? C'est insensé. Sauf que voilà, le joli boxon qu'est Boarding House Reach ne s'appréhende pas facilement, comme le laissent entendre les brefs avis des chroniqueurs ci-dessous, et c'est peut-être là sa principale qualité. Un phénomène étrange caractérise la réception du disque : les fans sont dubitatifs, voire franchement déçus, tandis que les hermétiques sont intrigués. L'auteur de ces lignes n'ayant pas d’opinion passionnée pour le personnage, c'est avec sérénité que je m'en vais décortiquer ce Boarding House Reach.
De la part d'un incurable classiciste, c'est un disque pour le moins inattendu, et ce dès "Connected By Love", morceau d’ouverture et premier single. La composition aurait pu être une très charmante sucrerie soul à l’ancienne. Avec d’autres instruments, et un autre chanteur. Le bourdonnement d’introduction semble tout droit sorti du générique de Black Mirror, et l’essentiel de l’orchestration est dans le même registre, celui de la science-fiction pessimiste. La lamentation de Jack White s’intensifie, avec ce vibrato bizarre qui doit rendre fous ses détracteurs, puis c’est un orgue solennel qui débarque, alourdissant une structure minimaliste que relèvent des chœurs féminins, les seuls à ne pas faire la gueule ici. Le pont prog-rock sera l’un des rares clins d’œil rétro du disque. Sur le deuxième titre, le chanteur est plus intériorisé mais non moins contrarié. On le découvre antispéciste sur "Why Walk A Dog ?", pamphlet contre les laisses et les colliers au rythme ternaire plus pesant que le précédent. Des paroles qui peuvent également s’interpréter de façon allégorique, pour les allergiques au steak de soja. Dans les deux cas, Jack White a quelque chose à dire, et il n’a pas l’air de vouloir plaisanter. La chanson est étrange, mais ça pourrait l’être encore plus, et sur ce point, la suite ne déçoit pas.
Car c’est à peu près là que les choses se compliquent. Très vite on va passer d’une certaine lourdeur rythmique à une hystérie décomplexée, brassant des tonnes d’idées musicales avec un sens de la démesure assez fascinant. Outre le parti pris électronique de Jack White, qui surprendrait davantage si la mode n’était pas autant vouée aux synthétiseurs 80’s, Boarding House Reach se caractérise par un bordel tonitruant, qui semble vouloir tirer dans tous les coins pour ne rater aucune cible. La métaphore balistique est d’ailleurs la bonne, car le Jack est colère et il veut régler ses comptes avec la Terre entière. Au premier abord, "Corporation" semble être un long instrumental s’articulant sur deux riffs de guitares et un bref gimmick vocal au timing comique. Mais passées les trois minutes, le chanteur fait un retour triomphal, hors d’haleine, sondant ses auditeurs :
« I’m thinking about starting a corporation / Who’s with me ? »
Autant vous dire tout de suite que la proposition sent l’arnaque à plein nez, et les impressionnants hurlements de hiboux qui suivent me confortent dans l’idée. Le tout dégage une ironie si cinglante qu’on se demande si, dans sa rage exubérante, Jack White ne serait pas un peu entrain de se payer ce p’tit jeune qui l’écoute, si si, lui là, assis sur un banc, avec sa clope roulée, son casque Marshall et son I-Phone 9, cet ignare complice du libéralisme décadent. Jack White a une punition toute trouvée, elle s’appelle "Hypermisophoniac" et elle porte très bien son nom. Un capharnaüm de sons désagréables qui, de l’aveu du compositeur, se voudrait une harmonie thérapeutique pour les allergiques aux bruits. C’est raté pour le coup, mais en revanche ça pourrait s’avérer très efficace pour faire fuir les squatteurs de fin de soirée. Toujours sur le terrain de l’expérimentation énervée, il y a ce fabuleux "Ice Station Zebra" qui ne choisit jamais son camp, un pied dans le bourrin binaire et l’autre dans le piano jazz. Mais au final, c’est peut-être le funk qui gagne, avec cette cocotte de guitare très connotée et ce chant rappé d’un autre âge. En parlant de fusion, le riff de "Over And Over" a quelque chose de Rage Against The Machine, et même le chant n’est pas si éloigné des inflexions de Zack De La Rocha. La fureur est bien là, mais ce sont les chœurs féminins, défoncés à l’autotune, qui volent la vedette, installant un contexte effrayant. Parfait prototype de chanson malade, "Over And Over" est peut-être bien le moment le plus ébouriffant du disque.
Souvent, Jack White s’égare remarquablement, concoctant des instrumentaux trop ambitieux, multipliant les arrangements sans queue ni tête, fragmentant ses compositions de séquences contradictoires. "Respect Commander" se permet même de lancer l’auditeur sur une fausse piste, avec ce riff initial, très Black Sabbath dans l’esprit, subitement décapité pour laisser place à une toute autre chanson, surchargée de détails assez réjouissants / aberrants selon les jours. Le rock a pris ses congés, Jack White l’a chassé brutalement après l’avoir courtisé pendant des décennies, il est de mauvais humeur, je vous dis. Ce qui rend l’album particulièrement énigmatique (et amusant) est bien la posture du chanteur, qui fait tout pour que son public lui en veuille. Et il lui en faudra du temps pour pardonner l’affront absolu qu’est "Get In The Mind Shaft", quatre minutes insensées où Jack commence par lire un extrait de son autobiographie inédite, avec un sérieux gênant, avant de nous jeter aux oreilles un spectaculaire florilège des sons numériques les plus ringards qu’il ait pu trouver, mention spéciale aux voix robotiques top tendances. Voilà, mes amis, vers quoi ça mène la nostalgie 80’s. Jack White pousse-t-il volontairement le vice dans ses derniers retranchements ? Il en a l’air, le bougre. S’il donne parfois le sentiment de se foutre du monde avec brio, on ressent surtout que c’est une colère terrible qui l’anime. Dans sa voix ulcérée, dans ses parties guitares nerveuses, dans ses choix esthétiques assumés, il répond à la violence d’une époque grotesque en utilisant les mêmes armes, pour le meilleur et pour le pire. Sur le siphonné "Everything You Ever Learned", il fait dans le discours politique illuminé, hurlant son ode au mérite avec une conviction si agressive qu’il sonne comme le Sergent instructeur de Full Metal Jacket quand une bagnole lui grille la priorité.
Hormis l’hilarant "Get In The Mind Shaft", la dernière partie de Boarding House Reach se caractérise moins par son extravagance furieuse que par une incongruité plus discrète. "What’s Done Is Done" est un joli exercice country en duo avec la chanteuse Esther Rose, dont la seule originalité consiste en une boite à rythme peu attrayante, tandis que "Humoresque" est une berceuse piano/voix à laquelle il manque le zeste d’acidité qui parfume les autres morceaux. Plus intimiste, moins explicitement révolutionnaire, ce diptyque déçoit, dans la mesure où jusqu’ici, Boarding House Reach se permettait tout et n’importe quoi, et que c’est justement ce qui faisait son charme. Jack White se recroqueville dans son savoir-faire, épuisé par ses propres créations démentes, pour un final convenu qui souffre surtout du décalage avec le reste du disque. Il paraît soudain si vulnérable, craintif même, à bout de souffle après d’authentiques pétages de plombs musicaux, prêt à se retirer d’un monde de fou et à payer le prix de la solitude. « You people are totally absurd », conclue-t-il sur "Ezmeralda Steals The Show", et c’est probablement la phrase que l’on retient de ce Boarding House Reach. Inégal, épuisant, mais étrangement stimulant, c'est l'anomalie discographique d'un inadapté attachant, convaincu qu'il est le seul mec sensé de l'assemblée.