Lou Reed
Berlin
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1- Berlin / 2- Lady Day / 3- Men Of Good Fortune / 4- Caroline Says 1 / 5- You Think It Feels / 6- Oh, Jim / 7- Caroline Says 2 / 8- The Kids / 9- The Bed / 10- Sad Song
Cinquante ans après sa création, Berlin demeure toujours un des albums les plus clivants de l’histoire du Rock. L'accueil du public, à peine remis du best seller Transformer, fut glacial. Pire, un aréopage d’éminents critiques clouent le dernier-né de Lou Reed au pilori, à l’image de Robert Christgau du Rolling Stone Magazine avec un jugement devenu mythique ("Cet album sinistre, musicalement médiocre, est une offense. Il faudrait pouvoir se venger d’un tel disque, s’en prendre même physiquement à son auteur"). La haine de Reed à leur égard sera éternelle. Il n'y a guère que le génial Lester Bangs - pris d’un amour malsain pour l’auteur des jours du Velvet Underground - pour défendre la vision violemment jusqu'au-boutiste du disque ("Le disque le plus brillamment dégueulasse de l’année").
En 1973, pour la première fois de sa vie, Lou Reed connaît le succès. Après des années de vaches maigres, sa conversion opportuniste au Glam Rock lui laisse un goût amer. Et son nouveau "meilleur ami", son réanimateur en titre, David Bowie, commence à lui taper sur le système. Lors de la tournée de promotion de Transformer, les journalistes n’ont d’yeux que pour Bowie et la "ziggymania". A croire que le "Thin white duke" est l’auteur de Transformer ! C’en est trop pour le bouillonnant Lou. Il sacque Bowie, brise son contrat d’enregistrement avec RCA et quitte sa femme, dont la tentative de suicide le laisse de marbre.
Brutal retour à la case départ pour Reed alors qu’un succès massif lui tendait les bras. Il ne reste pas inactif pour autant. Très vite, il s’acoquine avec Bob Ezrin. Ce jeune canadien, à peine tombé du berceau rock’n’roll, maîtrise son rosaire décadent sur le bout des doigts puisqu’il est derrière l’opération Blietzkrieg d’Alice Cooper sur les charts mondiaux (Love It To Death). Sur la même longueur d’onde, les deux hommes échangent à bâtons rompus. Ezrin témoigne à Reed son admiration pour la chanson "Berlin", présente sur son premier album. Il aimerait en savoir plus sur ces deux amoureux dans un un petit café berlinois, poignante vignette empreinte de nostalgie. Titillé dans son égo, Reed s’enferme chez lui et le corps de Berlin prend vie sous sa plume, en véritable romancier (des ébauches de chansons destinées au Velvet sont également recyclées). La vision poétique de l’auteur a métastasé de toute part : Reed prévoit un "film pour les oreilles" avec pochette dépliante, un monumental double album mettant en scène le délabrement progressif d’un couple à travers la drogue, la violence et la prostitution. En somme, des thèmes bien maîtrisés par l’obergruppenführer en chef ! Ezrin imagine de son côté des arrangements pharaoniques pour souligner les abîmes de désespoir de cette glaçante descente aux Enfers. Humant l’odeur de l’enjeu, les deux hommes se rabibochent avec RCA, raboulent illico à Londres pour recruter rien de moins que l’élite du rock anglais : Steve Winwood aux claviers, Jack Bruce à la basse, BJ Wilson et Aynsley Dunbar derrière les fûts… Auxquels il faut rajouter deux bretteurs-tueurs à gage en provenance de Detroit : Dick Wagner et Steve Hunter. Un supergroupe à faire piaffer d’impatience tous les nostalgiques de Blind Faith. La critique rock salive déjà et se risque même à qualifier ce grandiose projet de "Sergent Pepper des Seventies" (Rolling Stone Magazine).
Quelle n’a pas dû être leur réaction à l'écoute du résultat final ! Lou n’en a cure. Grimé en diva déliquescente du cabaret berlinois des années 20, il murmure une chronique du quotidien à fendre l’âme, sur des coulées de piano héritées de Kurt Weill ("Berlin"). La puissance d’évocation de ce morceau inaugural souffle l’auditeur. Lou est au fond du gouffre, dans la nuit noire de son âme mais ça n’érode pas pour autant sa lucidité sur la lutte des classes, ce capitalisme invasif qui ne laisse aucune chance aux gamins des quartiers défavorisés. Mais lui, il s’en fout complètement ("Men Of Good Fortune"). D’étranges arrangements à la Disney étrennent "Caroline Says I ", bulle de "légèreté” au cœur du noir maelstrom. Le pauvre Jim n’arrive pas à combler Caroline qui le menace d’aller voir ailleurs. Aucune trace d’humour n’est à signaler sur "How Do You Thinks It Feels". Le leader incontesté lâche la bride à ses sbires qui se repaissent enfin d’oripeaux velvétiens : la basse vrombit, les guitares miaulent pour accompagner ce terrifiant aller sans retour au pays des opiacés. Lou Reed, toujours le maître incontesté de la décadence morale.
La face B privilégie les climats acoustiques atonaux, propices aux terres de désolation de cette tragédie fin de siècle. Impossible de ne pas voir de similitudes entre les accès de violence de Jim envers Caroline et l’éclatement du couple de Lou Reed ("Caroline Says II"). Berlin, album le plus personnel de son auteur, catharsis d’un homme qui vomit son comportement brutal, ne supportant plus le mur d’incompréhension qui le sépare de sa femme. Ses interviews alcoolisées, les concerts apocalyptiques ne sont que de la poudre aux yeux, le vrai Lou Reed se cache dans ce dédale de d'émotions complexes, de repentance voilée.
Le fond de la dépression est atteint avec le terminal "The Kids". Et ce qui devait arriver arriva. Les autorités viennent arracher les enfants de Caroline à leur foyer. Afin de rendre le titre encore plus réaliste encore, Bob Ezrin a la "bonne" idée d'enfermer ses propres enfants dans un placard et de leur annoncer qu’ils ne reverront plus leur mère. Le magnéto n’a plus qu’à saisir les lamentations des chérubins terrorisés. Comme si l’aura malfaisante de l’enregistrement avait envoûté le pauvre Ezrin. "The Bed" enfonce le clou de l’horreur totale : au comble de l’anéantissement, Caroline s’ouvre les veines dans le lit qui a vu naître sa progéniture. L’atmosphère y apparaît sereine, malsainement apaisée, intensifiant encore le malaise absolu de cet épouvantable spectacle. Alex Chilton en prendra bien note pour Third, enregistré en 1974, un des albums les plus effrayants de la décennie. "Sad Song" tonne, enrobée d'orchestrations grandioses et apparaît telle une libération totale. Caroline n’est plus qu’une photo que Jim contemple, pâle copie de Mary Stuart, la reine d’Ecosse au funeste destin.
Sûrs de leur coup, les pontes de RCA viennent passer une oreille en studio, histoire de se faire une idée du chef d'œuvre à venir. Et s’en retournent dans leurs pénates complètement abasourdis. La sentence tombe rapidement. L’album ne sera plus double. Ezrin doit charcuter d’urgence le nouveau-né chéri de Reed, afin d’en raboter quatorze minutes (Unique substrat de l'œuvre originale connue, un instrumental sans titre, au piano, sera réintégré dans une reprise intégrale de Berlin en live en 2006). Mortellement blessé par ce mur d’indifférence (le grand public goûte peu l’exigence artistique ), Reed va revêtir ses plus beaux atours de "Rock’n’Roll Animal" pour aller ramoner son Hamlet électrique aux foules récalcitrantes, via une des tournées les plus trash de l’histoire du Rock. Que l’on aurait certainement pas connue si “Berlin” avait été acclamé. Finalement, l’insuccès de Berlin est une bénédiction pour les adorateurs du “Prince de la Nuit et des angoisses”.