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Critique d'album

Tangerine Dream


Phaedra


(20/02/1974 - - Krautrock - Genre : Rock)
Produit par

1- Phaedra / 2- Mysterious Semblance at the Strand of Nightmares / 3- Movements of a Visionary / 4- Sequent C'
Note de 4/5
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Note de 4.0/5 pour cet album
"Es war einmal ein Man der hatte eine Musik. Musik war ihm zu kosmische, da ging er auf der Strass’ – Trad. Arr."
Daniel, le 03/02/2024
( mots)

Où l’on se pose une question existentielle

Le petit rocker de 2024 se demande certainement ce qui a pu exciter ses lointains ancêtres dans cette musique erratique (et assez soporifique) qu’il pourrait générer aujourd’hui (en mieux et en temps réel) avec un PC portable à deux balles.

Eh bien, c’est précisément le sujet de cette chronique…

Et c’est peut-être aussi pour ça qu’il n’y a qu’une lettre de différence entre comique et cosmique… Co(s)mique, non ?

Où le chroniqueur radote (mais où on lui pardonne en raison de son trop grand âge) …

Une précédente chronique a déjà dépeint les mœurs contrastées et ancestrales des petits rockers. Il y avait, en extrême résumé, les "debout" dans les concerts de Slade (ou de Status Quo) et les "assis" dans les concerts de Genesis (ou de Yes).

Phaedra a incarné bien plus qu’une révolution. Phaedra a été un saut quantique (1) ahurissant. Ce que Tangerine Dream a conçu ici n’existait pas le jour avant. Le monde des petits rockers est passé sans transition de la préhistoire sonique à un congrès de futurologie organisé sur Proxima Centauri.

Comme il se doit, ce saut quantique a, en 1974, créé une nouvelle catégorie "concertique" de petits rockers. Il est en effet temps de parler des "starés". Le mot est emprunté au jargon belgicain du Sud et définirait approximativement un "être humain ou animal mi-assis ou mi- couché dont le corps avachi est totalement vaincu par la pesanteur". Remarquons au passage à quel point le patois est plus concis que le langage vernaculaire.

Les fans de Tangerine Dream étaient "starés" durant les concerts de leur groupe favori (2).

Lorsque l’on débarquait dans une salle quelques minutes avant le début d’une prestation du combo allemand, le ciel gazeux (expression poétique qui évoque l’atmosphère piégée dans un lieu clos) était déjà saturé de Tétrahydrocannabinol à haute densité.

A moins d’être équipé d’un scaphandre autonome CG 45 (et d’une solide réserve d’oxygène), le temps d’engourdissement moyen ne dépassait pas cinq minutes au compteur. Par conséquent, ceux et celles qui ont chroniqué des concerts de Tangerine Dream ont inventé tout ce qui s’était passé après une soixantaine de cycles aspiration/expiration.

Où l’on se querelle au sujet de l’abstraction dans l’art…

Il arrive souvent que l’amateur d'art non initié confonde une abstraction avec un n’importe quoi. Il est vrai que la nuance est souvent ténue.  

Par définition, une musique abstraite ne représente pas le monde visible ni sensible (réel ou imaginaire).

- Un exemple, Oncle Dan ! Un exemple !
- On se calme, les petits rockers ! Bon, un exemple : « Let Me Put My Love Into You, Babe » (« Laisse-moi introduire mon amour à l’intérieur de toi, Bébé ») est une chanson « figurative » de AC/DC. Son texte évoque un comportement humain, jugé « normal » pour autant que l’on s’assure préalablement du consentement complet et majeur de Babe. Compris, les petits rockers ?
- Oh oui, Oncle Dan !
- En revanche, « Mysterious Semblance At The Strand Of Nightmares » est une œuvre abstraite, une pure expérimentation.
- Mais pourquoi, Oncle Dan ?
- Parce que le titre ne raconte rien de concret pas plus que Phaedra n’a de moindre lien avec Phèdre ou l’antiquité grecque. Tangerine Dream a simplement jugé plus joli de donner des titres à ses bidouillages plutôt que des numéros. Compris, les petits rockers ?
- Compris, Oncle Dan !
- Et qu’est-ce qu’on dit ?
- Merci et bravo, Oncle Dan !
- Allez, on se replonge dans notre dossier, les petits rockers !

Où il est question d’écoles

Ce n’est pas notre estimé et bien aimé rédacteur en chef qui me contredira sur le sujet mais il est connu que les artistes (et leurs admirateurs) aiment à se réclamer d’écoles. Ces écoles peuvent être de vraies bâtisses avec des murs, des portes et des fenêtres ou des illuminations contenues dans un espace géographique à géométrie variable.

En l’occurrence, l’école de la musique électronique abstraite (ou musique cosmique) est un vaisseau tripode venu d’ailleurs qui s’est posé sur le continent européen. Il y a eu un "pode" à Paris (le Français Pierre Schaeffer), un à Berlin (le Suisse Thomas Kessler) et un à Athènes (le Grec Aristotelis Koundouroff ou Koundouros).

Schaeffer, Kessler, Koundouros.

Tout est probablement né de ces trois-là (3). Le Français sera le guide de Jean-Michel Jarre, le Grec sera le seul professeur toléré par l’autodidacte Vangelis O’Papatanassiou et le Suisse sera (avec Salvador Dali) le théoricien de l’art d’Edgar Froese.  

Sacrées filiations (4).

C’est dans le plus parfait esprit sixties qu’Edgar Froese conçoit Tangerine Dream comme un collectif, à savoir une auberge espagnole musicale. On peut y entrer et en sortir à sa guise sans jamais mettre en péril l’existence du groupe.

Au moment d’enregistrer Phaedra, le Rêve Mandarine, dont le nom provient d’une interprétation erronée d’un texte des Beatles (5), se présente sous la forme d’un trio : Edgar Froese (claviers, flûte), Christoph Franke (claviers, Moog) et Peter Baumann (claviers, flûte).

C’est un peu par hasard que ce trio (un nombre qui résonne curieusement en écho au tripode fondateur précité) va bouleverser la musique électronique. Les Studios Hansa de Berlin ont en effet acheté un Synthétiseur Modulaire Moog III P. Le monstrueux bidule appartenait à Mick Jagger qui n’est jamais arrivé à en sortir le moindre son.  

Depuis son acquisition, le Moog III P prend silencieusement les poussières dans un des studios d’enregistrement. Aucun des techniciens ne s’intéresse à cet instrument américain totalement improbable. Il s’agit d’un meuble immense truffé d’interrupteurs, de boutons et de prises. Chaque utilisation implique une programmation un peu aléatoire. Il faut câbler des connexions, effectuer mille réglages, tournicoter une volée de boutons, enclencher des dizaines d’interrupteurs... et garder son calme.

Connu pour être un "freak électro", Christopher Franke est poliment convoqué pour donner un avis autorisé sur l’appareil. Il se montre extrêmement perplexe mais parvient subtilement à acquérir l’objet au prix d’un vide grenier. Et il l’anime (en ce sens qu’il "lui donne une âme"). Sans trop chercher à comprendre comment ni pourquoi le "machin" fonctionne. Francke expérimente, chipote, abandonne, remet l’ouvrage sur le métier et, finalement, découvre et maîtrise le "séquenceur". Et c’est ce fameux module (quasiment inédit jusqu’alors) qui va créer le fondement du son à venir de Tangerine Dream.

Le séquenceur n’est pas un instrument à proprement parler ; il ne produit aucun bruit. C’est une fonction subalterne du Moog III P qui permet de piloter des instruments électroniques et d’automatiser des séquences sonores en les répétant à l’infini.

Froese et Baumann se montrent extrêmement enthousiastes.

Tangerine Dream va alors inventer son art au fur et à mesure de cette "découverte technologique". Comme le Tintoret inventait le sien en créant des "rouges" nouveaux pour ses peintures. Comme la merveilleuse Hammer encourageait son personnel à imaginer des techniques de cadrage innovantes pour masquer la misère de ses budgets de production cinématographique.

Où tout le monde se transporte en Angleterre

Le trio vient de signer avec Richard Branson, le patron de Virgin Records. Il est logique qu’en novembre 1973, les Allemands quittent Berlin avec leurs claviers et toutes leurs machines improbables pour entrer au Manor Studio de Shipton-on-Cherwell. C’est là même que Mike Oldfield a conçu Tubular Bells avec le succès étonnant que l’on sait.

La programmation et la coordination de tous les modules capricieux se révèlent erratiques ; les composants électroniques se montrent sensibles aux changements de température et de taux d’humidité variables de l’automne anglais. Des accélérations et des ralentissements involontaires de tempo ou des distorsions harmoniques sont clairement audibles sur la version finale de la plage titulaire de Phaedra. Ils participent aux charmes aujourd’hui désuets de cette musique jaillie du cosmos.

A défaut de mémoire "vive" qui permettrait d’enregistrer les sélections et les sons, il faut reprogrammer les instruments avant chaque utilisation. Des heures d’un travail éreintant sont nécessaires pour enregistrer quelques minutes de musique. Ce sont les machines qui dictent le rythme de la création. Un soir, Baumann et Franke, exaspérés, renoncent et partent se coucher. Froese parvient à coordonner seul les claviers réticents et son mellotron puis il confie le pilotage du séquenceur à son épouse, la photographe Monika. Le couple va improviser et enregistrer en une seule prise la magnifique plage qui ouvrira la face B de l’album : "Mysterious Semblance At The Strand Of Nightmares" (6).

C’est selon cette méthode de travail "spontanée" que pratiquement tout l’album sera finalement conçu.

Le résultat est ahurissant d’intelligence artistique et de majesté. C’est une ère totalement nouvelle qui débute sous les oreilles ahuries des petits rockers. Au-delà de son abstraction, cette musique onirique évoque des sentiments, des souvenirs mais aussi des images cinématographiques tour à tour intimes ou grandiloquentes (7).

Sur la face A de l’album, "Phaedra", malgré sa longueur et quelques déchets techniques déjà évoqués, emmène celui ou celle qui l’écoute dans une rêverie abstraite dont les limites chronométriques sont liées aux seules contingences du vinyle.

La face B est partagée entre le délicat "Mysterious… ", le plus tribal et mécanique "Movements Of A Visionary" et "Sequent C’", une minuscule plage onirique dominée par le son de la flûte.

Il y aura désormais le monde d’avant Phaedra et le monde d’après Phaedra. L’héritage de Tangerine Dream sera immense. La voie (forcément lactée) tracée par les Allemands générera l’Electronica durant les années quatre-vingt-dix et influence encore aujourd’hui l’essentiel de notre "expression musicale".


Nous sommes tous les (petits-)enfants du Rêve Mandarine et de la musique cosmique.

Où l’on conclut en s’énervant un peu…

- Oncle Dan ? J’ai une question !
- Oui mon petit Franky !
- En fait, elle arrive quand, Babe ?
- Tu sors, Franky ! Cette fois-ci, tu sors !


(1) Je confesse avoir honteusement chipé cette très pertinente expression sur le net mais je ne retrouve plus ma source qui me pardonnera (ou pas).  

(2) Edgar Froese était en revanche végétarien et adversaire de l’usage des drogues.

(3) Je ne prétends pas qu’il n’y a pas eu d’autres maîtres dans le domaine mais ils n’ont pas semé les mêmes graines de leur révolution instrumentale et abstraite chez des jeunes musiciens apparentés au mouvement rock au sens large.

(4) A toutes fins utiles, je précise que je n’oublie pas Kraftwerk qui opérait dans une tout autre division artistique.

(5) Dans "Lucy in the Sky With Diamonds", les Beatles chantent "Tangerine trees and marmelade skies" mais Edgar Froese a entendu "Tangerine dreams and…"

(6) Le titre d’Edgar Froese présente d’étranges similitudes harmoniques avec "Les paradis perdus" (sur l’album du même nom) de Christophe et Jean-Michel Jarre. Il n’y a jamais de hasard quand une idée flirte avec l’air de son temps.

(7) William Friedkin contactera le groupe pour un projet commun. Ce sera pour les Allemands l’occasion de rencontrer Peter Gabriel (pratiquement en rupture de ban avec Genesis) qui aurait souhaité être de la fête. 

Commentaires
DanielAR, le 03/02/2024 à 21:49
Merci beaucoup pour l'appréciation ! A l'origine, le terme "Krautrock" est une moquerie de la presse anglaise pour qualifier toute la musique allemande apparentée au rock (au sens le plus large). Un peu comme le monde du cinéma s'est moqué du "western spaghetti". Ou comme le rock belge post punk a été appelé "Sprout rock" en référence au chou de Bruxelles. Si l'on s'en tient à la plaisanterie sémantique anglaise (inspirée par un titre de Neu), Tangerine Dream appartenait bien à cette drôle d'école. Mais il n'y avait (au début du moins) rien de structuré et les groupes les plus divers ont été assimilés alors qu'ils ne pratiquaient pas du tout les mêmes styles musicaux. Le sujet est à creuser parce que, par la suite, c'est devenu une mention "qualitative" et un signe de ralliement.
FrancoisAR, le 03/02/2024 à 15:14
Excellente chronique. A propos des écoles, on se demande si Tangerine Dream (comme l’ensemble de la scène électronique allemande) s’intègre à celle du Krautrock et surtout, dans quelle mesure. Du reste, on oublie souvent l’apport d’ Heldon ou de Tim Blake dans cette histoire électronique, des pionniers plus glorieux que David G.