Uriah Heep
The Magician's Birthday
Produit par Gerry Bron
1- Sunrise / 2- Spider Woman / 3- Blind Eye / 4- Echoes in the Dark / 5- Rain / 6- Sweet Lorraine / 7- Tales / 8- The Magician's Birthday
Tout le monde est assis confortablement ?
Parfait ! On éteint la lumière et le film commence !
Début du film
Un Magicien, dont les rayons du Soleil sont la source du pouvoir, se lève de beau matin. C’est l’été. Le temps est splendide. Et, en ce treizième jour du mois, c’est son anniversaire. Chouette !
Alors que passent les heures de la matinée, il se souvient avec plaisir de l’une ou l’autre petite amie. Puis, des pensées plus sombres viennent troubler l’ambiance sereine. Et voilà qu’il se met à pleuvoir. Ah zut alors (1) !
Pour ne pas broyer du noir, le Magicien pense à une autre fiancée. Puis, forcément, la pluie cesse et le crépuscule finit par arriver. C’est le cycle naturel de la vie.
Ca y est ! C’est la fête. Tout le monde est là et l’orchestre des Orchidées joue de la jolie musique de circonstance (avec un kazoo).
Mais, le méchant Mal Absolu (qui n’est pas invité) débarque sans crier gare et défie le jubilaire. Après un combat dévastateur, le Magicien triomphe de son ennemi juré en lui opposant une forteresse éternelle d’amour (2).
Fin du film et générique
Ca peut paraître aujourd’hui curieux mais, pour les jeunes rockers de 1972 (3), un album conceptuel de sword and sorcery, emballé dans un pochette flamboyante de Roger Dean (qui détestait pourtant le groupe), pouvait générer des rêveries éternelles. Qui perdurent en 2022.
Uriah Heep évoluera définitivement en seconde division, faute d’avoir pu accrocher le peloton mythique Deep Purple – Black Sabbath – Led Zeppelin. Pourtant, en 1972, le quintet anglais a tutoyé les étoiles avec un album inouï (Demons and Wizards) puis, dans les mois suivant (la même année), avec son complément idéal, The Magician’s Birthday.
La principale différence entre le Heep et ses trois concurrents provient de la notion même de groupe. Deep Purple, Black Sabbath et Led Zeppelin sont composés de musiciens qui ont tous une personnalité forte et affirmée. Chez Uriah Heep, Ken Hensley (claviers, guitares, chant, …) représente cinquante pourcent (sinon plus) du potentiel créatif de l’entité. Durant la période dite "classique" du Heep, la place réservée aux "autres" restera toujours ténue, ce qui a forcément généré des tensions. Après les tensions, viendra la déliquescence lorsque Ken, écrasé par les responsabilités, les tournées et quelques adjuvants, se retrouvera en mal d’inspiration.
Ce constat ne signifie certainement pas que les musiciens de la période classique d’Uriah Heep étaient des manchots.
Lee Kerslake (1947-2020) était un batteur aussi monolithique que puissant et un « choriste » inventif et précis.
Membre du sinistre Club des 27 (4), Gary Thain (1948-1975) était un bassiste versatile et parfois vertigineux.
David Byron (1947-1985) était objectivement un des meilleurs chanteurs de son temps, même si on peut lui reprocher un jeu de scène un peu convenu qui contrastait avec l’amplitude inégalée de sa voix.
Seul survivant du groupe, Mick Box (1947) était (et reste) un guitariste nettement moins doué que Page, Blackmore ou Iommi. Son utilisation abusive de la pédale wah-wah n’a jamais pu masquer le manque d’inspiration de ses soli. Sur scène, il arrivait fréquemment que Ken Hensley quitte le confort de ses claviers pour intervenir à la guitare (c’était, au demeurant, un excellent joueur de slide). Cela dit, Mick tient la boutique (comme on dit au pays du chroniqueur) depuis 1969 ! Respect absolu.
Pour apprécier Magician’s Birthday, il faut réserver un premier sort aux deux titres non-hensleyens, à savoir "Spider Woman" (Box / Byron / Thain / Kerslake) et "Sweet Lorraine" (Box / Byron / Thain). Ce sont deux "rock" très classiques aux textes indigents, même s’ils sont devenus des classiques du répertoire dans le cœur (et le chœur) des fans. Mais, avec leurs faux airs de pieds greffés sur des avant-bras, ils s’inscrivent très mal dans le concept même de l’album.
L’idéal est de laisser l’histoire se dérouler selon son story-board originel en profitant de l’avantage déterminant d’une platine CD, à savoir qu’il est possible de présélectionner la seule séquence 1-3-4-5-7-8.
Une fois levée l’aube en fanfare avec "Sunrise" (un titre absolument exceptionnel), l’opus passe des accords majeurs et triomphants à des mélodies en mode mineur qui l’installent dans une certaine nostalgie romantique (rappelant les nombreux meilleurs moments du final de Demons And Wizards). L’ambiance se construit autour de souvenirs sépia, de regrets non formulés, de piano épique et d’émotions dramatisantes.
A ce titre, le triptyque "Blind Eye" / "Echoes In The Dark" / "Rain" est un chef-d’œuvre absolu du rock pompier, une suite inspirée, de plus en plus sombre et dépressive, qui expose crûment un homme aux épisodes les moins glorieux de sa vie.
Note après note, nuages après soleil, pluie après lumière, le rythme ralentit, s’appesantit, comme une malédiction. C’est une forme d’art impressionniste qui installe le malaise sans en définir vraiment les contours.
Rien que pour cette suite, tout gentleman / toute gentlewoman qui se respecte doit impérativement posséder ce disque dans sa collection. C’est simplement imparable de beauté. Si les autres titres méritent parfois un peu d’indulgence, chacun / chacune d’entre nous doit conserver cette forme de candeur naïve qui veut qu’une partie d’œuvre merveilleuse emporte l’adhésion à tout ce qui l’entoure. En 1972, il y a peu d’album(s) qui pouvaient rivaliser d’intelligence avec ce qui se tramait dans l’esprit de Ken Hensley. Ici, l’auteur touche à l’âme. Et ça n’a pas de prix. Il y a des moments rares où les planètes sont en conjonction et il faut s’en régaler.
Il est forcément aisé de prêter des intentions à un auteur qui n’est plus là pour en discuter, mais il y a gros à parier que l’album évoque un être unique qui incarne à la fois le Bien et le Mal. Le Magicien explique en effet qu’il n’est pas que lumière car il est né de l’obscurité. Ambivalence. Par conséquent, l’affrontement final narré sur la dernière plage éponyme du disque ne serait qu’un terrible combat schizophrène.
Magnifiquement servis par la voix d’ange de David Byron, les mélodies torturées et les textes "précieux" de Hensley confinent par moment à la perfection absolue.
Après "Tales" (un titre de transition), "The Magician’s Birhtday" – qui aurait dû être la pièce maîtresse de l’album – souffre d’une construction bancale et un peu trop ambitieuse. Si l’intro, la partie festive (avec le kazoo et le chant choral) puis la conclusion sont un petit régal, le passage musical (narratif) du combat manichéen entre le Bien et le Mal est vraiment pénible à vivre. L’affrontement consiste en un solo simultané de batterie et de guitare lead (ce qui vaut à Box et Kerslake d’être crédités dans la composition).
Il serait en l’occurrence logique de parler de duo mais chaque instrument bénéficie d’un canal dans la construction stéréo du mixage (de Gerry Bron) et, très objectivement, Box et Kerslake ne jouent pratiquement jamais ensemble. Lee assène des rythmes très en phase avec son temps tandis que Mick tripatouille le manche de sa Gibson en passant en revue toutes les déclinaisons d’une gamme de base tristement bidouillée (distorsion, wah-wah et overdrive). Ca dure une éternité (3 minutes et 30 secondes), c’est terriblement daté et ça brouille vraiment l’écoute (5).
En termes de discographie, ce titre bancal marque symboliquement le début de la fin du Heep classique. Chacun des albums suivants sera simplement un peu moins bon (voire un peu plus vilain) que celui-ci. Jusqu’à la plaisanterie High And Mighty (1976) qui impliquera une sérieuse remise en question.
Mais ça, c‘est une autre histoire !
(1) le Magicien a prévu de recevoir ses amis sur la terrasse qui est plus commode que le salon. Sauf quand il pleut, évidemment.
(2) un concept romantique courtois qui plaît moyennement au rédacteur de la chronique.
(3) qui découvrent la même année le tabac blond et le Jack Daniel’s.
(4) il est mort des suites, mal gérées en termes psychologiques, d’une électrocution en concert.
(5) les lecteurs et lectrices pardonneront ce dérapage au chroniqueur mais l’occasion était trop belle.