King Crimson
Larks' Tongues in Aspic
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1- Larks' Tongues in Aspic (Part One) / 2- Larks' Tongues in Aspic (Part Two) / 3- Book of Saturday / 4- Exiles / 5- Easy Money / 6- The Talking Drum
Il n’est plus iconoclaste d’avouer préférer la période de King Crimson qui s’étend de 1973 à 1974, soit l’ère durant laquelle Robert Fripp (évidemment) s’est offert les services de John Wetton et Bill Bruford, deux grands noms du rock progressif, le premier principalement connu pour son passage dans Family (après avoir joué dans Mogul Thrash et Renaissance) et le second comme batteur de Yes.
Dire que Robert Fripp, autoritaire et dictatorial, a eu raison de faire table rase du passé pour recruter ces deux virtuoses serait cruel pour les précédents membres du groupe, tous remerciés sans vergogne et rejetés en compagnie du poète-résident Peter Sinfield, contraint à mener une carrière solo (avec l’inconstant Still). Mais il est vrai que de Larks’ Tongues in Aspic à Red, en passant par le plus discutable Starless and Bible Black, King Crimson trouve une véritable unité stylistique tout en s’éloignant des opus précédents. Que reste-t-il des fondements symphoniques des deux premiers albums, ô combien fondateurs pour le genre dans son ensemble, ou du virage jazzy emprunté sur Lizard ?
En vérité, Islands avait préfiguré le tournant expérimental qui s’exprime pleinement en 1973, mais Larks’ Tongues in Aspic est d’une telle radicalité, d’une telle intransigeance, d’un hermétisme brutal si excessif qu’il ne saurait être comparé avec son prédécesseur. L’insularité évoquée par ce dernier est d’ailleurs bien loin de l’étrangeté du titre surréaliste ou dadaïste de ce nouvel opus, dont un brillant groupe norvégien se saisira quelques décennies plus tard, titre qui est à lui seul tout un programme.
C’est également le nom de la grande œuvre de l'album, soit les deux parties de "Larks’ Tongues in Aspic" qui ouvrent et referment l’album, à l’image de l’étreinte du Soleil et de la Lune figurant au cœur de la pochette magistrale qui illustre cet album époustouflant.
Avant de l’aborder, il convient d’introduire deux autres musiciens aux positions moins pérennes, le violoniste David Cross (éventuellement flûtiste et joueur de mellotron) et Jamie Muir, percussionniste inventif issu de la scène jazz la plus expérimentale. Ce dernier relève l’introduction de "Larks’ Tongues in Aspic, Part One" à l’aide d’un mbira, au son proche du marimba, puis déploie une large palette de percussions (cloches …) tout au long du titre, lui conférant une dimension très organique. Quant au violon, il saisit l’angoisse du moment et louvoie entre un registre tantôt classicisante, tantôt folklorique et lumineux (de 10 à 11’30’’ environ, accompagné d’une autoharpe) alors que Fripp préfigure le Metal à l’aide d’un riff démentiel. Sur cette première partie en outre, brillent le jeu envolé de Bruford et la virtuosité expérimentale de Fripp, qui travaille sa vélocité et l’imprévisibilité de ses suites de notes. La performance époustouflante de Wetton à la basse fait de lui la seule boussole dans cette fresque chaotique, l’unique figure de l’ordre dans cette épopée anarchique qui ne trouve son sens qu’avec son final rayonnant.
Parce qu’il introduit avec le plus de pureté le "son" Fripp, caractéristique esthétique centrale de cette période du groupe, "Larks’ Tongues in Aspic, Part Two" peut être considéré comme le pinacle de l’album : novatrice, son approche de la guitare rend cette dernière saillante, cisaillante, et presqu’Heavy. L’influence du jeu et du son frippiens ruisselle encore sur des générations de musiciens ayant l’ambition de donner aux musiques populaires ses lettres de noblesses dont elles sont encore trop souvent privées. Dans un premier temps, le titre tire son avant-gardisme des variations autour de la répétitivité : le martellement industriel du riff puis le duo formé par la guitare et le violon entrent certes en contraste, le premier plan est d’une violence chirurgicale, le second est tout en souplesse, mais ils sont tous deux fondés sur la réitération mécaniques des mêmes notes et rythmes. On y perçoit un attrait pour le Heavy incisif, avant que, porté par une section rythmique remarquable, le morceau ne bascule dans un registre plus jazz où les hurlements du violon évoquent la scène free.
Une question demeure, à savoir si, entre les deux parties de "Larks’ Tongues in Aspic", le groupe parvient à demeurer constant, à être à la hauteur de ce chef-d’œuvre ? Oui, si l’on pense au riff dansant qui introduit "Easy Money", à la fois funky et militaire, qui tranche avec le minimalisme des notes éparpillées dans une composition déstructurée comme seul Gentle Giant avait été capable d'en produire jusqu’alors. Brillante, la section rythmique est d’une rigueur exemplaire et seules les nappes de claviers forment un fond cohérent pour amener à un mouvement planant dominé par un solo de guitare qui paraît improvisé, comme si nous avions basculé à la fin des 1960’s. Non, hélas, si l’on se réfère à la musique de chambre légèrement symphonique d’"Exiles", où les introspections du violon plaintif et de la guitare acoustique sont tout juste sympathiques. De même, la chanson progressive aux relents pop "Book of Saturday" vaut surtout pour ses arpèges complexes, mais n’est pas inoubliable. Plus variable, le bien nommé "The Talking Drum" laisse au percussionniste le loisir d’occuper l’espace sonore, avant que ne divaguent le violon et la guitare sur des notes tenues dans une lente et répétitive montée en puissance. L’influence germanique, pour ne pas dire Krautrock, saute aux oreilles, notamment Agitation Free pour la dimension organique et orientalisante.
Des bémols, mais la partition est si enthousiasmante qu’un coup d’œil, ou d’oreille, sur l’armature n’en saurait rien changer : Larks’ Tongues in Aspic joue avec les conventions et entre dans la grande histoire de l’art – et King Crimson y laisse son empreinte pour la deuxième fois (au moins). Quant à la perfection, elle attendra Red.
À écouter : "Larks’ Tongues in Aspic, Part One", "Larks’ Tongues in Aspic, Part Two", "Easy Money"