Bon Iver
For Emma, Forever Ago
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1- Flume / 2- Lump Sum / 3- Skinny Love / 4- The Wolves (Act I and II) / 5- Blindsided / 6- Creature Fear / 7- Team / 8- For Emma / 9- Re: Stacks
Tout a déjà été dit et écrit à propos de For Emma, Forever Ago. Alors revenir dessus, plus de sept ans après est un exercice de funambule. Tout les recoins de l'album ont été explorés, disséqués et tout les rapports d'autopsie révèlent la même pathologie. For Emma est addictif, grisâtre, enneigé, mélancolique, doux, mais surtout il est l'avènement à la fois d'un auteur et d'un genre qui cherchait un opus de cet acabit pour sortir de son terrier. Un espèce de folk minimale aussi intello qu'instinctive, aussi à l'aise dans un épisode de Grey's Anatomy que sur les bancs des conservatoires. Il faut aller chercher la sève de cette musique dans les larmes de Justin Vernon, l'auteur-compositeur-interprète. Musicien accompli en quête de reconnaissance, le petit Justin est largué par sa copine et plonge dans une déprime que les paysages gelés du Wisconsin maintiennent en parfait état. La légende veut que le bonhomme se soit enfermé à l'hiver 06-07 dans une cabane et ait composé les neuf titres de cette broderie contemporaine. Peu importe la légende, il appelle quelques copains et ensemble ils entrent en studio. Six mois plus tard, la neige a fondu, l'album est dans les bacs et le séisme se prépare.
Unanimement et spontanément la critique se paluche et vante une musique brute, à fleur de peau, des voix magnifiquement bien traitées et en général, un album foutrement bien fichu. Ce que personne ne peut nier, même sept ans après. En revanche, sept ans après, le constat est un poil différent. En réalité, l'album est assez inégal, preuve en est que les singles ont bien mieux vieilli que les titres plus contemplatifs. Malgré l'usure subie par un "Skinny Love" repris à toutes les sauces (et notamment délicatement massacré par la sympathique Birdy, qui a proprement démantelé toute la fragilité du titre, en dépit de sa voix d'enfant toute douce), ce sont en effet les morceaux les plus immédiats qui s'extirpent encore du lot. À commencer par "Flume", qui est le véritable joyau de l'orfèvrerie de Justin, aussi simple qu'une bourrasque en pleine rue, il balaie et nous désarme avec beaucoup de politesse et des arrangements discrets mais terriblement puissants. Puis cette littérature blindée de références symboliques que chacun a plaisir à interpréter à sa sauce et qui mériterait un article entier pour s'en défaire. Même constat pour "For Emma", emporté par un accord de guitare qui se répète à l'envi et un mille-feuille d'instruments additionnels, et ces paroles sans pudeur "Go find another lover […] with all your lies, you're still very lovable".
Ce n'est pas que les morceaux plus lents soient mauvais, c'est juste que la comparaison ne leur est pas flatteuse. Un "The Wolves (Act I and II)" ou même un "Blindsided" n'ont pas la même portée ni la même force émotionnelle qu'un "Skinny Love", voire même qu'un "Creature Fear" gonflé de charme et de changements de rythme. Ils ont au moins le mérite d'accorder quelques respirations au cœur de l'écoute, mais ils sonnent un peu creux, un peu hors du sujet. C'est un peu comme si au final, For Emma, Forever Ago n'était fort que de ses instants fugaces, que de l'efficacité d'une lourde peine concentrée en trois minutes. Quand Vernon tape direct, sans fioritures, il tape dans le mil. Quand il tente d'habiller toute sa mélancolie d'un habit en trop, d'une mission qui n'est pas la leur, il s'emmêle les pinceaux. For Emma, Forever Ago est en somme un album de puncheur, plus qu'un album d'esthète. Un puncheur triste, certes, mais un puncheur tout de même. Reste "re:stacks", dernier morceau de l'album et longue agonie brumeuse, amer constat de l'amour gâché et/ou perdu, aux paroles très évocatrices, à base de corbeaux, de rouille et de toute une panoplie d'images heureuses. S'il n'est pas hors du sujet, il est même en plein dedans, il est hors du temps. Ce morceau est difficile à saisir, trop ancré dans le réel, comme si Vernon était à ce moment sorti de sa cabane aux songes pour humer l'air frais et reprendre en main son destin. Le morceau est beau, définitivement beau, et clôt à sa façon un voyage onirique et pourtant inspiré de faits vécus.
Cependant, avec le recul, si cet album à un défaut majeur, c'est son petit frère, le second rejeton du bonhomme (et du groupe, au vu du recrutement de trois musiciens) : Bon Iver, Bon Iver.Plus sophistiqué, plus dense, plus beau aussi, il a tendance à ringardiser un poil tout le pathos, aussi délicieux soit-il, de ce premier album. For Emma n'en reste pas moins la plus belle photo de la douleur humaine que la musique contemporaine n'ait jamais prise. Avec pudeur et une infinie poésie, mais surtout avec des crochets bien sentis et une force de frappe à la Mickey Rourke. L'hiver comme ça est toujours bon.