Puisque la bête sera bien évidemment évoquée ici, profitons de cette introduction pour réfuter une bonne fois pour toutes un lieu commun pourtant faussement admis : abstraction faite de toute considération de couleur,
Pink Floyd n’a pas, et n’a jamais eu de lien direct ou indirect avec le phœnicopterus roseus. Point final. Laissons donc à Pink Anderson et Floyd Council l’origine d’un des noms les plus emblématiques de cette seconde moitié de siècle, et attardons-nous plutôt sur la pochette de ce-dernier cru estampillé Deftones qui fait sienne le volatile de couleur.
Car en plus d’arborer l’artwork probablement le plus réussi depuis celui qui ornait
l’éponyme de 2003,
Gore propose d’entrée de jeu une antithèse sensorielle saisissante qui à un vol majestueux et céleste oppose, par l’intermédiaire d’un titre on ne peut plus explicite, horreur, sang et violence - rien que ça. “
Si vous vous penchez sur le titre et la pochette de l'album, on a là une juxtaposition qui, pour moi, est vraiment magnifique, expliquait à ce propos Chino Moreno.
Je pense que Deftones a toujours flirté avec une certaine dynamique et cet aspect yin-yang des choses provocatrices et des autres choses magnifiques. Là où nos deux derniers titres d'albums se voulaient optimistes, je pense que celui-là est intentionnellement différent.”
Exit donc les
yeux parangon et le
pré-coup de foudre japonais, Deftones ayant cette fois-ci sciemment embrassé une perspective plus sombre et moins optimiste - une orientation musicale qui, on le sait, fut d'ailleurs source de conflits internes au sein du groupe. Stephen Carpenter avait ainsi reconnu ne pas adhérer à cette nouvelle empreinte sonore, allant même jusqu’à comparer l’atmosphère de “Heart/Wires” à la psyché dérangée d’un serial killer - analogie extrême qui a néanmoins le mérite de rester dans le thème. “
Ce n’était pas le style ou le son que vers lesquels j’espérais que nous nous orienterions.” avait alors déclaré le guitariste hirsute en interview.
Une querelle qu’on serait pourtant tenté de qualifier de latente, la patte Deftones découlant directement de la symbiose insolite des influences new wave séraphiques de son chanteur et du grondement métallique de la guitare de Carpenter, deux dogmes a priori antagonistes qui cohabitent pourtant et se complètent au sein d’un même paysage musical depuis maintenant plus de quinze ans et la grandiose cavalcade du
poney blanc. Car c’est précisément dans cette antinomie que Deftones puise son essence, tirant de cette divergence des genres le moteur de création qui fait sa force. Plus que jamais, le groupe a su composer avec ces désaccords pour accoucher d’une œuvre sublime aux atmosphères multiples, entre rage et mélancolie.
Véritable invitation au voyage vers l'onirique, Gore les décline au travers de son kaléidoscope musical, juxtaposant à l’intro ambient et ténébreuse de “Heart/Wires” le riff tranchant comme un rasoir de “Doomed User”. N’en déplaise à l’habile Carpenter, difficile de croire un instant à un quelconque désintérêt de sa part tant son doigté, juste et éloquent, fait ici des merveilles : sa huit cordes (!) évolue à loisir entre arpèges envoûtants (“Prayers/Triangles”, “Heart/Wires”, “Phantom Bride”) et agressifs déferlements de distorsion (“Acid Hologram”, “Doomed User”, “Gore”), démontrant une fois encore l'étendue de son jeu et de sa panoplie de sons. S’improvisant funambule, Deftones trouve ici un juste équilibre entre mélodie et lourdeur, véritable clé de voûte d’un opus à la cohérence remarquable malgré la multitude de facettes que celui-ci arbore.
Une cohérence dont le guitariste n’est évidemment pas l’artisan principal : devil is in the details, et ceux-ci assurent indiscutablement l’harmonie au sein de l’ensemble. Atmosphérique et expérimental, Gore tire sa couleur post-metal particulière de ses arrangements aussi subtils qu’intelligents : comme à son habitude, Frank Delgado tapisse de ses discrètes nappes aériennes et éthérées le fond musical sur lequel évolue la solide section rythmique assurée par Sergio Vega et Abe Cunningham - le bassiste ayant ajouté une corde à son arc et choisi d’enregistrer sur une basse six cordes, élargissant de ce fait la palette sonore à la disposition du groupe dans son exploration de nouvelles contrées musicales (“Heart/Wires”, “(L)MIRL”, tous deux aussi énigmatiques qu'intrigants).
C’est sur ce tapis instrumental dense aux textures multiples que s'envole la voix de Chino Moreno, vecteur fondamental des mélodies qui hantent l’album. Plus en retenue qu’à son habitude, son chant se veut ici élégiaque et davantage posé, ne se laissant aller aux explosions de gueulantes qu’en de rares occasions (“Doomed User”, “Geometric Headdress”, “Gore”). Contribuant à l’ambiance ouatée dans laquelle Gore s’enveloppe, ses lignes de chant empreintes de mélancolie administrent la caresse tant attendue de sa part, celles-ci allant jusqu’à résonner en écho avec le solo de guitare de Jerry Cantrell sur “Phantom Bride” et touchant presqu’au sublime sur le refrain d’un “Rubicon” que l’on s’empressera de franchir sans tergiverser. Le voyage touche ici à sa fin, et il ne fait nulle doute que de par les lointaines frontières jusqu'où il s'est aventuré, Deftones a perdu nombre de compagnons en route. Alea jacta est.
La postérité seule saura dire qui de l'équidé ou de l'oiseau sortira vainqueur de cette épique joute animale. On ne saurait ôter à White Pony son statut de magnum opus ainsi que sa place dans la discographie de Deftones. De même, on ne saurait nier la nature complexe et érudite de Gore, album déroutant de prime abord qui requiert un travail d’écoute évident de la part de l’auditeur désireux d’en assimiler toute la subtilité. Un effort qu’il paraîtrait malgré tout absurde de ne pas fournir tant le voyage proposé se veut subjuguant de beauté une fois la bête apprivoisée.