Metallica
Load
Produit par Bob Rock, James Hetfield, Lars Ulrich
1- Ain't My Bitch / 2- 2 x 4 / 3- The House Jack Built / 4- Until It Sleeps / 5- King Nothing / 6- Hero of the Day / 7- Bleeding Me / 8- Cure / 9- Poor Twisted Me / 10- Wasting My Hate / 11- Mama Said / 12- Thorn Within / 13- Ronnie / 14- The Outlaw Torn
Rarement un disque n’aura autant généré de torrents de haine que le sixième album de Metallica. Load. L’album maudit. L’album de la trahison. L’album de la compromission. Des cheveux coupés et des frocs soi-disant baissés devant le show-business. Lorsqu’il atterrit dans les bacs le 3 juin 1996, le dernier né des Four Horsemen fut couvert d’opprobre, voué aux gémonies, jeté aux orties, descendu en flammes, dézingué en règle, cloué au pilori, aligné au poteau d’exécution, copieusement insulté, couvert de boue, roulé dans la fange, maudit jusqu’à la septième génération. Plus d’une décennie après sa publication, la polémique ne désenfle pas, Load restant le disque qui a le moins bénéficié du coup de boost que la récente sortie de Death Magnetic a donné aux ventes des anciennes réalisations du combo de San Francisco. Load ou la chute d’un mythe.
Une telle frénésie s’explique grandement par les attentes suscitées par le Black Album et ses ventes astronomiques. Avec une science consommée du compromis, Metallica avait brillamment réussi à convertir les masses tout en conservant ses fans les plus ardents, lesquels, sans porter l’album aux nues, considéraient qu’il avait encore assez de mordant pour s’inscrire dans la lignée de ses prédécesseurs. Mais le quatuor se réveille d’une tournée triomphale de trois ans avec une gueule de bois monstrueuse. Trop du succès. Trop d’excès. Vivre constamment sur la route les uns avec les autres a eu pour conséquence logique d’attiser les tensions sous-jacentes : Hetfield et Ulrich ne cessent de se lancer dans d’épuisantes querelles pour se disputer le contrôle du groupe, Newsted joue de nouveau le triste rôle de souffre douleur, et Hammet fait ce qu’il fait d’habitude. Rien. D’un commun accord, les musiciens s’imposent un break, chacun se consacrant à la famille qu’il vient de fonder.
Au dehors, les choses changent également. Le metal est moribond. Nirvana et la scène grunge ont méthodiquement décimé un par un les soldats de la cause hard apparus dans les années 80 avant de périr à leur tour. Seuls les inoxydables AC/DC et les équarisseurs de Slayer semblent résister à l’hécatombe. En ce milieu des années 90, le rock trouve sa capitale en Angleterre où la brit-pop bat son plein. Mais la fête sera également de courte durée. Au même moment, aux USA, les jeunes Korn et Deftones peaufinent leur metal niou, prêts à zigouiller les derniers dinosaures, ce qui sera chose faite quelques temps plus tard. Face à ces derniers spasmes, l’électro constitue peu à peu le principal pôle d’attraction des foules en manque de sensations neuves.
Y’a-t-il encore une place pour Metallica dans cet univers musical qui s’est tant transformé en quelques années ? La réponse est assurément oui, tout le monde attendant un Black Album II. Et lorsque le groupe annonce début 1996 qu’après plusieurs mois de travail, son nouvel album sortirait début juin, c’est avec une effervescence bouillante que les fans se lancent dans les conjectures les plus folles quant à la teneur de cet opus qui romprait un silence discographique de 5 ans. Las, plus la date de sortie va approcher et plus les nouvelles vont tomber, plus le doute, la déception, puis enfin l’exaspération vont s’installer de façon tenace. En mai, le groupe accorde plusieurs interviews pour lancer la promotion de son poulain. Les premières photos tombent dans la presse, notamment les clichés d’Anton Corbijn (qui avait auparavant travaillé pour Depeche Mode ou U2), et les metallibashers voient rouge. Non seulement les musiciens se sont coupés les cheveux, mais ils affichent en outre une attitude glamour qui tranche radicalement avec les poses viriles qu’ils arboraient jusqu’alors. Coiffé d’un feutre mou et d’un piercing à la lèvre inférieure, Kirk Hammet ressemble, au mieux, à un proxénète des années 30, au pire à un transsexuel cubain. Ulrich s’est gominé les cheveux et s’est passé les yeux au eye-liner, comme échappé d’un improbable magazine de mode. L’allure de bûcheron canadien de Newsted a fondu derrière une paire de lunettes et des bretelles. Seul Hetfield, malgré sa nuque dégagée, semble conserver un peu de caractère, avec sa moustache épaisse et son regard bourru.
La déception monte d’un cran avec la sortie du premier single, "Until It Sleeps", le 20 mai. Un morceau poisseux articulé autour d’une basse gutturale, avec un riff qui s’impose timidement au refrain, un rock lourd et bluesy qui n’a même plus rien à voir avec le Metallica policé du Black Album. Mais il y avait encore le maigre espoir que ce titre ne représente pas la qualité globale de l’album, qu’il ne soit rien d’autre qu’une mise en bouche maladroite jetée en guise de fausse piste. Le 3 juin, c’est la douche froide. Rien que la pochette semble dédaigneusement tourner le dos au passé. Le sigle Metallica, avec ses arêtes coupantes, a été redessiné. Le visuel n’est plus aussi sombre et imagé qu’auparavant. En lieu et place trône la reproduction d’une œuvre du très controversé Anders Serrano intitulée Blood And Sperm, du sang de bovin mélangé avec le sperme de l’artiste et écrasé entre deux plaques de plexiglas. Le contenu s’avère aussi crispant que le contenant. Non, "Until It Sleeps" n’était pas un leurre, c’était un arbre qui cachait une forêt plutôt touffue. 14 morceaux pour un total qui frôle les 80 minutes. Jamais un simple CD n’avait contenu autant de musique. 4739 secondes de mid-tempos gras et patauds, était-ce bien raisonnable ? Le groupe n’arrange rien à l’affaire lorsque Newsted lance dans un entretien "On voulait faire connaître notre musique à une nouvelle génération" ou qu’Ulrich avoue publiquement la grande admiration qu’il voue pour Oasis. La participation du combo au festival itinérant Lollapalooza achève de crisper les esprits. Metallica, avec sa nouvelle orientation musicale et son image sophistiquée, est désormais taxé d’alternatif. Ce qui, dans la bouche des fans, est bien sûr la pire insulte qui soit.
Face à ces attaques, les musiciens encaissent, répliquent avec panache et un courage certain, affirmant que chacun avait évolué à la fois sur le plan créatif et personnel, qu’ils ont vieilli et qu’ils commençaient à se lasser du shred tous azimuts. Surtout, ils rappelaient avec raison que ce n’est pas aux fans de dicter à l’objet de leur adoration les directions qu’il doit ou ne doit pas prendre. Metallica faisait ce qu’il voulait, et tant pis pour les mécontents qui avaient espéré qu’ils fassent fructifier la formule de leur disque précédent, voire qu’ils reviennent au thrash de leurs jeunes années. C’est ainsi un divorce sanglant qui s’instaure entre un groupe tentant d’aller regarder ailleurs et un public qui l’avait enfermé dans une image qu’il considérait immuable à jamais. Car pour ses admirateurs, ‘Tallica était une formation de la trempe d’AC/DC, Slayer, Motörhead ou Iron Maiden, le combo d’une recette à jamais gravée dans le marbre de l’éternité. Un rempart contre la morosité quotidienne, le généreux pourvoyeur d’un metal eighties qui se contrefoutait des tendances actuelles, le porte-voix de millions d’adolescents dans le monde qui crierait à leur place au visage du contemporain : "J’emmerde ta pop. J’emmerde tes modes. J’emmerde ta MTV. J’emmerde ton bon goût. J’emmerde les groupes que tu me dis qu’il est cool d’écouter. J’aime la musique forte, puissante, violente et mélodique. Et si t’es pas content, sale petite raclure, va gicler ailleurs". Mais Metallica ne refuse pas la scène actuelle, il veut l’embrasser, s’y lover, sortir des limites étriquées du metal. Davantage qu’une histoire de cheveux et de mascara, c’est ce désir d’émancipation qui sera vécu par les fans comme une véritable trahison.
Plus de dix ans après la parution de l'album, l’acrimonie s’est très légèrement estompée. On veut bien reconnaître qu’à la rigueur, certains morceaux sont potables. Pas plus. Même ceux qui ont découvert le groupe par le biais de cette galette s’empressent bien vite de se prosterner devant les productions antérieures, comme si apprécier le Metallica post-1991 était pire qu’un plaisir coupable : un signe d’insanité mentale. Pourtant Load est un disque qui a bien vieilli, en tout cas un enregistrement qui aurait pu être bien pire quand on se penche sur sa genèse et l’état d’esprit de ses procréateurs. Car Metallica est un groupe qui n’a tout simplement plus d’objectif valable à atteindre. Tous ses disques précédents étaient une course virile vers l’album metal parfait, en approfondissant l’écriture (Ride The Lightning, Master Of Puppets), en se lançant dans une chimérique quête de l’excellence technique (… And Justice For All), synthétisant ces diverses réussites en arrondissant les angles pour être accessible au plus grand nombre. A ce titre, le Black Album était un point d’aboutissement total. Que faire une fois qu’on est arrivé au sommet ? Se faire plaisir. Dans le studio, chacun y va de ses lubies. Hetfield veut chanter de la country ? Ok, va pour "Mama Said". Ulrich aime un titre qui n’emballe pas les autres ? Pas grave, on l’inclue quand même, chacun satisfaisant son ego en imposant les morceaux de leur convenance. Qui oserait faire la leçon à des types qui ont vendu des disques par containers entiers sur tous les continents de cette foutue planète ? Certainement pas Bob Rock, producteur au professionnalisme efficace mais peu imaginatif. Il n’y a d’ailleurs pas lieu d’instaurer un procès en sorcellerie au canadien peroxydé en lui faisant endosser l’entière responsabilité de ce supposé fiasco. Metallica a toujours considéré le producteur (y compris le bien aimé Flemming Rasmussen) comme un simple ingénieur du son, un exécutant technique chargé de mettre en forme leurs idées. Certainement pas comme un conseiller artistique qui viendrait leur dicter ses lois. Bonne patte, Rock s’exécute, sans jamais imposer ses directives.
De ces séances sortent donc une trentaine de titres qui seront presque tous conservés au final. Ceux qui ne sont pas inclus dans Load sortiront l’année suivante sur Reload, Hetfield qualifiant ces deux disques de "jumeaux séparés à la naissance". Le principal reproche que l’on puisse ainsi faire aux Four Horsemen est leur manque d’humilité qui les a poussés à ne pas faire de choix. Engoncé dans un confort et une arrogance qui ne pouvaient être que fatals, le quatuor accouche d’une galette trop boursouflée. On comprend que l’idée d’un double album ait été écartée, ces 80 premières minutes étant déjà très lourdes à absorber. Comment rester pertinent sur une telle durée quand on n’a plus la gniaque des débuts ? Le défaut majeur de Load est ainsi d’être pris en tenaille entre une volonté de renouveau et un manque de lucidité diluant cette intension première. Il n’y à vrai dire pas beaucoup de rebus sur ce disque, aucune chanson réellement infamante. Il y a toujours un riff, un refrain, une griffe sonore qui vient relever la sauce. Mais le groupe aurait gagné à se jeter franchement dans cette brèche "alternative" en élaguant ses compositions pour les amener sur des formats plus concis (3 ou 4 minutes) qui auraient rendu le propos plus efficace. Au lieu de cela, certains bons titres ("Bleeding Me", "The House Jack Built", "The Thorn Within", "The Outlaw Thorn") sont noyés dans des longueurs malvenues. C’est la seconde partie, surchargée au possible, qui souffre le plus de ce manque de discernement. Le groupe pensait en avoir fini avec la masturbation technique après l’épisode …And Justice For All, mais son coupable penchant pour le délayage lui revient par la fenêtre en pleine figure.
Réduit dans un format plus raisonnable (une cinquantaine de minutes), Load aurait été une expérience beaucoup plus intense que ce pénible verbiage. Dans les replis de cette somme indigeste se cache donc la carcasse d’un album foutrement bon, qui témoigne à la fois d’une progression dans l’écriture des textes et d’une base sonore plus épurée mais loin d’être avare en finesses. Ulrich et Hetfield étant les deux commandants en chef, on ne s’étonnera pas que ce soit surtout eux que l’on entende le plus dans le mix. S’il n’a jamais été un esthète flamboyant (il y a dans ce qu’a produit Dave Grohl pour le Songs For The Deaf des Queens of the Stone Age infiniment plus d’inventivité, de groove et de muscle que dans toute son œuvre), le danois forge des tempos solides avec la puissance nécessaire pour imposer sa sentence, dégageant à coup de pilon de parfaits boulevards pour qu’Hetfield vienne enclumer ses guitares corpulentes qui réjouissent par leur pesanteur implacable quand elles subjuguaient avant par leur vitesse surhumaine. Les talents de solistes de Kirk Hammet sont peu utilisés, ce qui est en fin de compte une bonne chose puisque depuis plusieurs années le musicien s’était reposé sur des tricotages paresseux systématiquement ponctués par une wah-wah exaspérante dans son omniprésente. S’il a perdu son attrait comme soliste, le bonhomme apporte un contrepoint plus que bienvenu à la hargne d’Hetfield, laissant au moustachu labourer la rythmique pendant qu’il épaissit les atmosphères, apportant à ce son primaire au premier abord une densité indéniable. La basse de Newsted, effacée du mix de … And Justice For All et sous-exploitée dans le Black Album, peut enfin se faire entendre, la 4-cordes restant un allié de choix quand Metallica se place dans le registre du heavy rock pachyderme. Tout en respectant un sens douteux de la hiérarchie, chacun apporte sa pierre à l’édifice.
Jaymz, de son côté, a fait de nets progrès dans le songwriting. L’homme a manifestement mûri, ce qui se ressent fortement dans ses textes, plus resserrés, plus sombres, ne se reposant plus sur les métaphores adolescentes un peu surannées d’antan. Surtout, il a appris à les mettre en valeur en les faisant davantage jouer avec les tempos des morceaux. Il faut l’écouter racler chaque mot sur un "Ronnie" sauvagement bluesy, jeter avec une rage frénétique-tic-tic-tic-tic-tac chaque début de vers de "Ain’t My Bitch", charge panzer d’un rockeur à qui il ne faut pas chercher noises, dont la pesanteur est appuyée par un Kirk Hammet décochant quelques mouvements de slide narquois. Même morgue constatée sur "King Nothing" qui épingle les jeunes loups affamés pensant expédier les cavaliers six pieds sous terre ("Où est ta couronne, roi de rien du tout ?") tandis que la wah-wah grince en un rire sardonique. Ailleurs, la bande se met à jeter des clins d’œil involontaires à des formations actuelles : Corrosion Of Conformity ("2X4"), l’un des groupes préférés d’Hetfield ou encore un Alice In Chains moins cauchemardesque ("The House Jack Built"). Pour apprécier pleinement Load, il faut cesser de baser ses critères sur ceux du thrash metal (inventivité des riffs, densité de la construction, puissance) pour s’attarder sur les textures, les atmosphères. Et là, l’album révèle des abîmes de noirceur, des gouffres de souffrance. Parfaitement retranscrit dans son clip inspiré par les peintures de Bosch, le terreux "Until It Sleeps" se perd dans ses contorsions noueuses. Hanté par le récent décès de son père et son addiction à l’alcool, Hetfield se déchaîne sur quatre titres d’affilée ("Bleeding Me", "Cure", "Poor Twisted Me", "Wasting My Hate") où les épines se mettent à tremper dans le gasoil, la colère et le désespoir conduisant aux mêmes errances erratiques. Ce trou noir s’achève par l’apaisé "Mama Said", dont les accents country ont fait hurler au sacrilège. Le titre n’est pourtant pas plus crémeux que l’infâme "Nothing Else Matters" qui sonne comme une ballade des teutons en spandex de Scorpions. S’achevant sur une piste longue comme un jour sans pain ("The Outlaw Thorn"), l’album s’enlise dans une noirceur terminale qui ne semble pas avoir de fin.
Malgré la violente polémique qu’il a suscité, Load se vendit très bien, et caracola en tête des ventes dans de nombreux pays (y compris la France). L’excitation d’aller acheter un nouveau disque de Metallica était plus forte que l’envie de boycotter cette déception annoncée. Les tournées qui supportèrent l’album (Poor Touring Me puis Re-Poor Touring Me Tour) affichèrent également complet. On voulait bien tolérer un "King Nothing" ou un "Hero Of The Day", tant que le combo régalerait au bar avec les indispensables "Master Of Puppets", "One" ou "Seek And Destroy". Le DVD live Cunning Stunts montre que le répertoire scénique d’alors se composait aux trois quarts des standards des années 80 et des singles du Black Album, une façon de quasiment renier son dernier bébé en public. S’ouvrait alors une étrange parenthèse où les Four Horsemen multiplieront les expérimentations : reprendre du Nick Cave ou du Bob Seger (Garage Inc.), accompagner un orchestre symphonique (S&M) ou livrer un âpre témoignage thérapeutique raclé à l’os (St Anger). En dépit des critiques, Metallica cherchait du sang neuf, avant de rendre les armes une décennie plus tard avec le très rétrograde Death Magnetic qui renvoie l’image d’un groupe résigné à se tourner avec nostalgie vers le passé. Les fans devraient être contents, ils ont enfin l’album qu’ils réclamaient à corps et cris depuis plus de quinze ans. Le Metallica de 1996, lui, regardait encore vers l’avant et, mis à terre, roué de coups, déclaré moribond, s’affirmait pourtant bel et bien vivant.