Path of Ilya
Heterostasis
Produit par
1- Kleptocratic Joe / 2- Palitana Sarando / 3- The Stoned, the Stoner and the Stonest / 4- Giboulées Ahurissantes / 5- Mambaroux / 6- Saltimbancos d'Amareleja / 7- Spóros
En guise de préambule subjectif, prosaïque et militant
Il est difficile de tendre vers l’objectivité quand on ressent un coup de cœur aussi brutal et inattendu. Mais, à quoi bon masquer ses sentiments et utiliser des termes cryptés pour exprimer son enthousiasme sans l’écrire vraiment…
En langage très prosaïque, Heterosatsis m’a laissé sur le cul (1) et, malgré la pléthore d’œuvres de qualité que nous réserve cette période bénie par les Dieux du rock, il figurera sans aucun doute en bonne place sur mon petit podium personnel de 2023.
Où il est question de spéculations complotistes puis d’une pâtisserie américaine
Tout le monde sait qu’il y a des extraterrestres sur Terre. Mais il est difficile de produire des preuves irréfutables. Il y a bien ces vaisseaux et leurs pilotes qui séjournent dans l’Area 51, mais c’est un secret militaire bien gardé. Il y a bien les très sérieux procès-verbaux rédigés par les gendarmes belges circa 1990, mais les contacts visuels étaient souvent établis après l’heure de l’apéro. Il y a bien la démonstration dite "de la main du flic" établie par Marcel Gotlib, mais l’auteur avouait volontiers fumer des brocolis.
Personne ne cherche en Auvergne-Rhône-Alpes alors que des extraterrestres qui possèdent chacun trois bras et six mains y vivent et y enregistrent de la musique en toute impunité.
Parce que si les terriens un peu "ufologues" dans l’âme peuvent écouter Heterostasis avec bonheur, aucun être humain ne pourrait raisonnablement songer ni à l’interpréter, ni à en saisir tous les mystères et contours.
Il suffit, pour vérifier cette évidence d’appliquer à la musique la "Théorie du Donut" de Kate Raworth. Sachant que le cercle extérieur de la pâtisserie marque la limite de sophistication musicale qu’un petit rocker peut supporter et le cercle intérieur le minimum technique requis pour appeler un son "musique", alors Path of Ilya représente un point en suspension qui gravite au-delà de l’extrême limite du cercle extérieur.
Le chemin d’Elie pourrait être l’ouragan déchaîné par Dieu pour permettre au prophète de rejoindre les cieux. Ou une image pour décrire un vaisseau spatial conçu dans une autre galaxie...
Un trio d’extraterrestre. Trois bras et six mains. Chacun.
Quod erat demonstrandum…
Où il est question de charabia
En zoologie, l’homéostasie qualifie les compétences d’un organisme vivant à organiser et maintenir son propre équilibre interne. L’homéostasie confinerait à l’immobilisme. A l’inverse, le néologisme "hétérostasie" en appellerait au métissage et au déséquilibre pour créer non pas un désordre bordélique mais une richesse plurielle.
Ce n’est qu’une théorie…
Où il est question de musiques célestes, de canards en celluloïd étanche et d’architecture
Au même titre que la radio a marqué un progrès par rapport à la télévision en supprimant l’image, la musique instrumentale (narrative) évite l’obstacle de la langue et confère un caractère universel aux compositions musicales. Chaque auditeur reste libre de distiller ses propres images mentales. Un luxe rare et absolu.
Pour éviter l’écueil d’un trop grand sérieux, l’artwork (2) est hanté par un canard qui pose un regard en celluloïd qui en dit long sur le travail du groupe.
Path Of Ilya est un trio composé, dans l’ordre d’entrée dans notre atmosphère terrestre, d’un bassiste six-cordiste (3), d’un batteur-percussionniste (4) et d’un guitariste-DJ huit-cordiste (5).
Si Heterostasis était un élément d’architecture, ce serait une double porte ouvragée dont la charnière serait centrale. L’album s’articule en effet de part et d’autre d’un titre médian, contemplatif et cinématographique, "Giboulées Ahurissantes", qui est précédé de trois titres que l’on peut assimiler à du rock-fusion inspiré au sens très large puis est suivi de trois titres "hétérostasiques" qui invitent à des voyages colorés et suspendus particulièrement jouissifs.
Justement, parlons de l’articulation ! "Giboulées Ahurissantes" est le seul titre "contemplatif" de l’album. En ce sens qu’il ne narre rien si ce n’est qu’il fait froid à s’en geler les tympans (6). C’est un magnifique portrait en cinémascope de paysages figés en apparence mais combien changeants sous les bourrasques de poudreuse qui ventent et qui viennent. Un pont suspendu entre le froid et le réconfort. Très subjectivement, si j’étais sommé de n’écouter qu’un titre de l’album, ce serait celui-ci.
Heterostasis se décline autour et alentours de ces intempéries d’hiver hallucinées.
Première porte (avant les Giboulées)
Précédé (uniquement sur le support physique) d’un extrait de discours maladroit dont Joe Biden est coutumier, "Kleptocratic Joe" évoque avec une violence rythmique non contenue les systèmes politiques corrompus par le pouvoir de l’argent. C’est, avec "The Stoned, The Stoner And The Stonest", le titre le plus rentre-dedans de l’album.
Décliné sur une base de musique indienne (où les sept swaras composent des variations non tempérées) "Palitana Sarando" est une expression-valise composée du nom de la cité aux mille temples et du mot portugais signifiant "guérison".
Plus classique dans l’âme, "The Stoned… " invente des néologismes pour arpenter les lourdeurs du rock stoner tout en jouant sur des déclinaisons imagées et ironiques de ce que peut être un "état second" (voire largement au-delà…).
Deuxième porte (après les Giboulées)
De l’autre côté de la charnière, "Mambaroux" réussit un métissage inédit entre l’Afrique (le Mamba au venin fatal) et l’Irlande (et ses cheveux roux). Il est impossible de décrire ce qui reste un tour de force ; le titre démarre en mode Kaizo (7) pour se conclure en musique celtique. La vraie pirouette consistait à trouver un subterfuge (style lapin dans un chapeau) pour passer de l’un à l’autre. C’est le jeu percussif qui permet cette transition entre le rythme ensoleillé de l’équateur et les tambours de guerre des plaines froides du Nord. Une trouvaille brillante et extrêmement harmonieuse pour concilier les inconciliables.
Après un trajet imaginaire entre les tropiques et le froid, le vaisseau reprend son vol pour se poser au Portugal avec "Saltimbancos d’Amereleja". Des notes de guitare ibérique s’égrènent, ornées de quelques parasites vinyliques. Puis les rythmes s’enflamment (8) tandis que des saltimbanques imaginaires débarquent en dansant sur la place d’Amareleja, la bourgade la plus chaude du pays. C’est un immense moment de musique avec ses coins et recoins figurant les ruelles d’un village où les ombres et les lumières dansent au gré de la journée.
Pour conclure, en contraste technologique avec ce qui précède, "Sporos" (une allusion hellène aux champignons qui font rire et rêver chers à Björk) investit le monde des machines avant de nous surprendre par une conclusion parlée sous la forme contrastée d’un message de paix où une voix féminine éthérée invite au "Carpe Diem" tout en délivrant aux petits terriens que nous sommes un message de paix et d’harmonie (9).
Et si l’avenir était aux spores ?
Il reste à espérer que les spores qui offrent sa coda à Heterostsis donneront naissance au mycélium d’un nouvel album !
En attendant, je me demande si je ne vais pas communiquer ma chronique au Docteur Avi Loeb, cet astrophysicien de Harvard, chasseur d’extraterrestres à ses heures.
Simplement pour avoir son avis…
(1) Et j’en souhaite tout autant aux lecteurs et lectrices d’Albumrock...
(2) Le travail artistique de Thimothée Mathelin est aussi exceptionnel qu’original. Encore un extraterrestre…
(3) Alien n°1 – Nom de code : André Marques Né au Portugal, le bassiste participe à plusieurs projets musicaux dans son pays avant de rallier la France pour cofonder Path Of Ilya en 2015. Ses références, lunaires et bien tempérées, se déclinent entre Pink Floyd et Jean-Sébastien Bach. Alien n°1 est le seul à ne pas être totalement adapté à l’atmosphère terrestre. Il doit porter des lunettes protectrices (clairement fabriquées "ailleurs") pour protéger ses globes oculaires.
(4) Alien n°2 – Nom de code : Bruno Chabert. C’est à l’occasion d’une jam que le batteur, issu du monde métallique (mais fasciné par Billy Cobham, Phil Collins en période créative et le polyrythmique Gavin Harrison), rencontre André Marques. Le courant passe immédiatement entre les deux hommes et l’aventure peut commencer.
(5) Alien n°3 – Nom de code : Jean-Joseph Bondier. Partagé entre les six/huit cordes et les platines, le guitariste rallie le duo (qui devient mathématiquement un trio) en 2017. Fasciné par John Petrucci à Steve Howe et Steve Vaï, l’Alien n°3, loin des poncifs du rock, use souvent du mode lydien qui inspire tant de musiques de film lorsqu’il faut évoquer la rêverie et la magie.
(6) Path Of Ilya rejoint ici Kate Bush (50 Words For Snow – 2011) dans mon panthéon musical hivernal.
(7) Le Kaizo est le "blues africain". A ce propos, j’aurais peut-être apprécié que cet épisode musical soit un peu plus "roots" ; puisqu’il faut toujours un bémol pour faire une partition, je trouve que l’interprétation de séquence est un peu trop "propre" au regard des racines de cette musique ancestrale.
(8) Carlos Paredes n’est pas loin mais l’on retrouve ici aussi la fougue plus contemporaine de, par exemple, Rodrigo y Gabriela (même s’ils viennent d’un autre continent).
(9) La méfiance reste de mise ! Dans Mars Attacks! de Tim Burton (1996), les extraterrestres délivraient aux terriens le même message ambigu ("Ne craignez rien, Terriens ! Nous venons en amis...") avant de les pulvériser…